Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Réunion du jeudi 6 février 2020 à 15h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • indépendance
  • instruction
  • magistrat
  • parquet
  • siège

La réunion

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La séance est ouverte à 15 heures.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président.

La commission d'enquête entend Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité Magistrats SNM-FO.

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La commission d'enquête auditionne Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité Magistrats SNM-FO.

En vertu de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 qui vous impose de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité Madame, je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Mme Béatrice Brugère prête serment)

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

André Malraux disait que « les institutions deviennent ce qu'en font les nations » dans son discours du 4 septembre 1958, préalable à la Constitution. Au vu de la convocation que nous avons reçue pour cette commission d'enquête, nous sommes manifestement un peu à l'heure du bilan, car en lisant ses motivations, nous avons l'impression d'y voir une photographie plutôt négative de la justice et de son indépendance. On pourrait même se demander si l'on n'est pas à la veille d'un krach politico-institutionnel. En effet, votre résolution – photographie relativement récente de ce qu'on pourrait appeler des dysfonctionnements de la justice – nous laisse penser que nous sommes encore très loin de ce que l'on peut attendre en termes de séparation des pouvoirs, mais également de ce que pourrait être l'œuvre de justice du côté des magistrats.

Nous sommes heureux de pouvoir être entendus sur un sujet aussi important, et nous saluons la création de cette commission d'enquête. Nous espérons qu'elle sera un point de départ pour une réflexion sur l'équilibre des pouvoirs institutionnels et sur ce que devrait être la justice. J'ai relu – c'est toujours intéressant – le discours de Charles de Gaulle, qui disait que la République, c'est la souveraineté du peuple, l'appel de la liberté, l'espérance de la justice. L'espérance de la justice, j'imagine, est la raison pour laquelle nous avons été conviés ici, et j'espère pouvoir vous redonner cette espérance. Car, c'est vrai, la justice est le socle fondamental de la démocratie et du bon fonctionnement de nos institutions.

En contrepoint de votre commission d'enquête qui se réfère à des faits assez récents, j'aimerais faire un retour historique car il est intéressant de voir les dynamiques à l'œuvre. On s'aperçoit très rapidement que nous sommes dans une dynamique de progression en termes d'indépendance de la justice, même si – et votre saisine l'exprime de façon très claire – il reste encore des obstacles et sans doute du chemin à parcourir. Si l'on regarde ce qu'ont été la magistrature et l'autonomie de la justice du bas Moyen Âge jusqu'à la Révolution, on s'aperçoit que ce qu'on appelle l'État de justice, comme le montre Jacques Krynen, est en fait une période pendant laquelle les parlements avaient une très forte autonomie, telle qu'ils ont mis en difficulté la monarchie sous Louis XV et sous Louis XVI : cela a donné la Fronde, la révolte des parlements, et a sans doute participé à la fin de la monarchie. Les magistrats tiraient leur légitimité de cette autonomie et – à leur égard le terme d'indépendance n'a aucun sens puisque l'indépendance est un corollaire de la séparation des pouvoirs – de la souveraineté du roi dont ils étaient simplement à la fois les vicaires puis très clairement les concurrents. La Révolution est arrivée : c'est une parenthèse très fâcheuse pour la justice, bien que l'on ait souvent tendance à penser qu'elle a constitué un modèle. Et l'on voit que les problématiques soulevées par cette commission d'enquête sont toujours les mêmes. C'est en cela qu'il est intéressant de faire ce détour par l'histoire, tel que Tocqueville nous y invite, lorsque l'on tente d'avoir une réflexion un peu complexe sur des sujets aussi importants. Sous la Révolution française, on s'est attaché à vouloir que les magistrats ne soient que l'expression de la loi, puisque la souveraineté se trouvait dans la loi. Nous, magistrats, n'avions qu'à la dire, surtout pas à l'interpréter. C'est une période où l'on pensait aussi que la légitimité des magistrats devait se trouver dans l'élection.

Votre saisine fait appel à deux notions : à l'indépendance de la justice, dont on va parler abondamment, mais aussi à un autre concept, l'émergence d'un nouveau pouvoir judiciaire. Ce concept n'est pas neutre. Les mots sont des armes qui se retournent parfois contre ceux qui les utilisent. Le terme de « pouvoir » judiciaire pose évidemment la question de la légitimité des magistrats. C'est la raison d'ailleurs pour laquelle le constituant de 1958 a utilisé un autre terme : celui d'autorité.

Les motifs que vous avancez pour créer cette commission, vous placent déjà dans une autre constitution. Je ne fais aucun commentaire à ce sujet, mais je préfère, avant d'évoquer l'émergence d'un pouvoir judiciaire et des obstacles qui pourraient y faire obstacle, me placer dans la constitution qui est la nôtre et qui – je pense avec beaucoup de sagesse – préfère le mot d'autorité à celui de pouvoir. On a tort de croire que le terme d'autorité nous abaisse. L'autorité n'existe pas chez les Grecs, mais chez les Romains. Elle renvoie au principe premier, celui de l'empereur. L'empereur, qui est le « princeps », est celui qui détient l'autorité. Ce mot est à la base de ce qui fonde le lien social et donc, pour nous, la démocratie. C'est un terme aussi très intéressant parce qu'il est en surplomb. Il évite cette idée de séparation des pouvoirs et il est beaucoup plus fort. Autorité vient du verbe augere qui veut dire accroître, développer, augmenter. Et en fait, la justice augmente, ce que dit d'ailleurs le général de Gaulle en parlant de « l'espérance de la justice ». L'espérance fait référence à un mouvement : on est dans une augmentation. Le terme d'autorité est bien supérieur à celui de pouvoir aussi parce que, comme il est en surplomb, il évite tout ce qui est politicien ou partisan, et surtout il évite de poser la question de la légitimité qui fonde le pouvoir ou l'autorité des magistrats dans un cadre de séparation des pouvoirs. Je ne porte aucun jugement particulier, mais il me semblait important de resituer le débat sur les mots que vous avez employés.

Je reviens sur le terrain de l'indépendance, pour appeler votre attention sur la signification que le terme peut revêtir. J'ai essayé d'en dresser la liste pour votre réflexion personnelle.

L'indépendance – notion complexe si vous vous attelez à la définir – peut être un principe, celui qui a été consacré dans la hiérarchie des normes, y compris par la Cour européenne des droits de l'homme, et auquel fait référence l'article 16 de notre Constitution. Elle peut être un standard, c'est-à-dire un horizon vers lequel on doit tendre. Elle peut être une valeur, une exigence morale qui renvoie à un système de valeurs, à une éthique du juge. Elle peut être une garantie : l'indépendance protège, mais de qui, de quoi, et pourquoi ? Elle peut être un droit, et là j'appelle votre attention : le juge est indépendant parce que ce serait un droit subjectif car il est libre – attention à la nuance indépendance du juge-indépendance de la justice… Elle peut être un devoir : l'indépendance guiderait alors le comportement du juge qui se doit d'être indépendant donc impartial dans l'exercice de son office. Elle peut être une discipline : quand le juge manque à une règle de discipline, il pourrait risquer une sanction. Je vous invite d'ailleurs à vous pencher sur la manière dont nous gérons le disciplinaire qui est un enjeu extrêmement important alors que la caractérisation de la faute est assez vague.

L'indépendance peut être une responsabilité : elle serait alors individuelle et avant tout morale. Elle peut être budgétaire, c'est un enjeu très important. Elle peut être également un processus de désignation : c'est toute la réflexion sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et sur l'avis conforme pour certaines nominations ce qui ne changera absolument rien à l'indépendance du parquet, je m'en expliquerai plus tard. Elle peut-être aussi différenciée, et c'est très important, entre une indépendance soit statutaire, soit fonctionnelle, ce qui n'est pas du tout la même chose. C'est le problème du parquet. Et elle doit également être mise en lien avec l'indépendance des juridictions administratives, financières, du Conseil constitutionnel, sans parler des juridictions au niveau européen ou supranational.

La justice est bien plus large que la justice pénale qui manifestement occupe le premier plan de cette commission d'enquête. Je rappelle d'ailleurs, à ce titre, que lors de l'état d'urgence, entre le 14 novembre 2015 et le 1er novembre 2017, nous avons eu affaire à 5 000 perquisitions administratives réalisées sans aucun contrôle juridictionnel a priori, et basées sur le concept de « dangerosité », concept lui-même dangereux. Au final, elles se sont révélées infondées dans pratiquement 99 % des cas.

En réalité, sous le projecteur de l'État de droit, l'indépendance est surtout une conséquence directe d'une interprétation stricte du principe de la séparation des pouvoirs et un corollaire nécessaire à la protection judiciaire des droits. Je ne reviendrai pas à l'époque de l'Ancien Régime où il aurait été complètement farfelu pour les magistrats de demander leur indépendance, parce qu'ils se seraient du coup privés de la légitimité qui fondait justement leur pouvoir. Pourtant, si l'indépendance de la justice est consacrée dans nos textes au plus haut niveau, par la Cour européenne des droits de l'homme et par l'article 64 de la Constitution, qui désigne le président de la République comme son garant, le constituant de 1958 n'a pas voulu voir la justice comme un pouvoir, mais comme une autorité.

Parmi les motivations avancées pour la création de votre commission d'enquête, vous avez pointé du doigt ce qui pourrait être perçu comme des obstacles à cette indépendance, des obstacles évidents et visibles. Il serait bon que vous puissiez vous intéresser aussi à ce qui n'est pas visible et à ce qui n'est pas évident, et qui n'en constitue pas moins des obstacles. L'obstacle le plus évident et le plus visible est évidemment le statut du parquet. Je l'ai déjà dit, la réforme envisagée sur le plan constitutionnel et réclamée avec force, vigueur et conviction par tous depuis plusieurs années ne changera absolument rien à l'indépendance du parquet. Parce qu'il faut raisonner à deux niveaux : l'indépendance statutaire et l'indépendance fonctionnelle. Il est clair que sur le plan statutaire, les magistrats du parquet ne sont pas indépendants comme les magistrats du siège. L'avis conforme pourrait éventuellement remettre à niveau les magistrats du parquet par rapport à ceux du siège, en alignant leur processus de désignation. Mais cela ne changera absolument rien, parce que c'est déjà la pratique qu'on ne fera que consacrer de manière plus solennelle. Cela peut paraître rassurant, mais en fait ne lèvera en rien le soupçon qui pèse en permanence sur le parquet, ni la manière dont il fonctionne.

La décision du Conseil constitutionnel du 8 décembre 2017, qui a admis la conformité à la Constitution de la règle de la hiérarchisation du ministère public sous l'autorité du garde des Sceaux, présente un raisonnement intéressant sur le plan de la logique. On pourrait le résumer en trois mots : « en même temps »… Cette décision est assez curieuse. En fait, elle nous dit que le parquet est indépendant, mais qu'en même temps il est dépendant car sous l'autorité fonctionnelle du gouvernement, via le ministère de la Justice. La Cour européenne des droits de l'homme adopte une autre forme de raisonnement et a une position plus claire et plus intelligible : elle refuse de reconnaître aux procureurs français la qualité de juges, faute pour le ministère public de présenter des garanties d'indépendance suffisante, ce qui leur interdit d'assurer la garde des mesures privatives de liberté, laquelle relève des seuls magistrats du siège.

Cette contradiction est imputable à notre Constitution, dont l'article 64 affirme que l'indépendance de l'autorité judiciaire est valable à la fois pour les magistrats du siège et les magistrats du parquet. Si la Constitution le dit, c'est que c'est vrai : nous sommes indépendants. On devrait d'ailleurs plutôt parler d'autonomie. Mais la Constitution, dans sa révision du 27 juillet 1993, organise la dépendance des magistrats du parquet par référence à l'article 20 de la Constitution. Nous avons donc une combinaison de deux règles constitutionnelles contradictoires, qui nous permet de différencier l'indépendance statutaire et l'indépendance fonctionnelle. Sur le terrain statutaire, si on augmente nos garanties, nous serons en effet alignés sur les magistrats du siège ; on pourrait d'ailleurs y ajouter l'inamovibilité, qui n'est pas prévue. Mais sur le plan fonctionnel, la soumission des magistrats du parquet au pouvoir politique demeurera, puisque l'article 20 place ces magistrats sous la dépendance du gouvernement.

Pourtant, à l'article 20 de la Constitution, il n'est pas écrit que nous devons être sous la dépendance fonctionnelle du garde des Sceaux. Comme l'explique avec beaucoup de pertinence le professeur de droit Paul Cassia, l'article 20 dans son premier alinéa dispose que le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Mais, par une décision du 2 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, le Conseil constitutionnel a jugé que cette disposition permettait au ministère de la Justice d'adresser par circulaires aux magistrats du parquet des instructions générales de politique pénale, à la manière du ministre de l'Intérieur qui peut fixer des directives d'action publique aux préfets. Or la décision du 8 décembre 2017 n'est pas convaincante car elle fait une lecture incomplète de l'article 20 de la Constitution en ne s'attachant qu'à son seul alinéa 1er alors qu'il en comporte trois.

L'article 20 dit bien que c'est le gouvernement qui détermine et conduit la politique de la nation, mais dans son autre alinéa, il ne dit pas que c'est en réquisitionnant les magistrats du parquet, mais que, pour ce faire, « le gouvernement dispose de l'administration et de la force armée ». La Constitution est claire : en creux, elle dit que le gouvernement ne dispose pas de la magistrature et encore moins du parquet. Il dispose de l'administration et de l'armée. Évidemment, se pose une question essentielle : comment fait-on en matière de politique pénale ? Ces magistrats, seront en autonomie totale, et on ne pourra plus les contrôler. Bien sûr que si, car conformément au principe de séparation des pouvoirs, il est tout à fait normal que l'exécutif prenne par décret, sur le fondement des articles 20 et 37 de la Constitution, des mesures de portée générale et impersonnelle, y compris en matière pénale, s'appliquant à tous, c'est-à-dire également aux magistrats du siège et du parquet – et même aux juges administratifs, on a trop tendance à les oublier. Les magistrats sont tenus d'appliquer la politique pénale déterminée par le gouvernement au titre de son pouvoir réglementaire. Nous avons l'obligation d'appliquer la loi, et les décrets. Le pouvoir réglementaire du gouvernement nous oblige également : comme il n'appartient pas aux juges de faire ni la loi pénale ni le règlement pénal, nous y sommes soumis.

Je me permets d'ailleurs une parenthèse. Je vous invite à lire les dernières circulaires de politique pénale dont tout le monde semble dire qu'elles constituent l'alpha et l'oméga de ce que l'on peut imaginer pour conduire une politique pénale dans notre pays. Outre le fait que leur contenu est en grande partie indigent, elles sont souvent extrêmement ciblées et donc absolument pas générales. Il en existe d'ailleurs une très intéressante sur les gilets jaunes… Et elles sont très directives quant à ce que l'on doit faire. On y voit bien qu'on est très loin d'une politique pénale intéressante, c'est-à-dire d'une vision du politique sur l'activité de la justice.

C'est donc un prétexte et, juridiquement, cela ne tient pas : le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire du gouvernement permettent de conduire une politique pénale digne de ce nom. Nous avons donc aujourd'hui un système qui contredit la magna carta des juges qui dit que « dans l'exercice de sa fonction de juger, le juge ne peut recevoir aucun ordre ou instruction et est tenu seulement au respect des règles de droit ». Depuis la loi du 25 juillet 2013, on a supprimé la possibilité, pour le garde des Sceaux, de donner des instructions aux procureurs dans les affaires individuelles tout en donnant a contrario une base légale à la communication par le ministère public d'informations – donc de pièces de procédure – au garde des Sceaux dans toute affaire individuelle en cours, normalement couverte soit par le secret de l'enquête, soit par le secret de l'instruction qui est garanti par l'article 11 du code de procédure pénale. C'est la pratique des instructions générales qui marque la prérogative fonctionnelle du gouvernement sur les magistrats du parquet.

Je terminerai en dressant la liste des obstacles moins visibles à l'indépendance de la justice. On a trop tendance à penser que le problème de l'indépendance de la justice se résume au parquet : je crois que c'est faux, c'est également le problème du siège. Je rappelle que 90 % des carrières au siège et au parquet, sont aux mains de la Chancellerie. Le CSM n'est pas au début mais à la fin du processus. Or, le plus important, ce n'est pas la fin : c'est déjà d'être présenté à un poste.

Deuxièmement, il existe une immunité totale des chefs de cour, qui ne sont jamais évalués.

Troisièmement, l'évaluation des magistrats, en partie infantilisante telle qu'elle est pratiquée, est la même pour les magistrats du siège et du parquet. Or, c'est elle qui fonde l'avancement des carrières. Je ne parle pas de l'ancienneté, ni de la mobilité, à propos desquels nous sommes aussi très réservés.

Enfin, je citerai également le CSM, sa composition et surtout le mode de scrutin, sa représentativité et sa légitimité, qui constitue en lui-même un enjeu pour l'indépendance du siège comme du parquet ; les moyens budgétaires, enjeu extrêmement important ; l'organisation judiciaire, la caporalisation, le rôle des assemblées générales qui sont des chambres d'enregistrement ; le choix des juges d'instruction – on n'en parle jamais – qui est aux mains du président de la juridiction ; le choix des compositions, – c'est une méthode qui se développe de plus en plus que de choisir les juges qui vont constituer ce que l'on appelle des compositions ad hoc pour certains procès – ; la possibilité pour les magistrats du siège d'être affectés à d'autres contentieux au bon vouloir du président du tribunal de grande instance.

Je continue cette liste avec l'inspection des services judiciaires, qui est aussi un vrai problème puisqu'elle n'est absolument pas indépendante. Je rappelle que les magistrats qui sont à l'inspection ont le statut du parquet. Enfin, le choix des procédures, le choix des calendriers, l'accroissement des pouvoirs du parquet qui a créé en France une situation assez incroyable au niveau européen. Je crois que nous sommes les seuls à avoir désormais deux systèmes inquisitoires qui fait que c'est devant les juges d'instruction que l'on bénéficie le plus de droits, et au parquet que l'on en a le moins, Toutes ces questions sont moins visibles car elles sont de l'ordre de la pratique ou des usages. Pour autant elles sont peut-être aussi importantes que le statut du parquet.

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Merci pour ce propos liminaire. Je dois juste préciser que dans le cadre des commissions d'enquête, il ne s'agit pas d'une saisine mais d'une résolution accompagnée d'un exposé des motifs. Je n'aurais pas la prétention de faire des saisines. C'est un droit de tirage du groupe parlementaire la France insoumise qui est utilisé. C'est notre manière de présenter les choses pour ouvrir le débat, pas pour le fermer. Et c'est à ce titre que nous avons utilisé, peut-être en forme de petite provocation, l'expression « pouvoir judiciaire » en faisant appel à un certain nombre de sujets d'actualité, afin que l'on sache de quoi nous voulons concrètement parler.

La liste d'obstacles moins visibles à l'indépendance de la justice que vous avez dressée me semble le point le plus intéressant. Nous avons assez peu entendu les magistrats nous en parler. Il pourrait être bon, par exemple, de se pencher sur le choix du juge d'instruction. Votre propos fait écho à l'audition du premier président de la cour d'appel de Paris, Jean-Michel Hayat, à propos de son expérience à Nice. Il y a des choses à dire sur le choix de tel ou tel juge d'instruction et le fait que telle ou telle enquête n'avance pas à dessein. En tant qu'organisation syndicale, avez-vous eu ou continuez-vous d'avoir des remontées de la part de vos collègues du parquet ou du siège sur des manquements à l'indépendance, dans tous les sens du terme ; c'est-à-dire dans tous les aspects que vous avez évoqués, que ce soit au titre de l'avancement de la carrière, de la présentation au tableau d'avancement, du choix de tel ou tel juge d'instruction, du choix du calendrier de l'enquête, etc.

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

Nous en sommes même le réceptacle. Le déroulement de carrière est un sujet fondamental, puisque l'atteinte à l'indépendance consiste à faire et à défaire les carrières. Un monopole pour le siège comme pour le parquet est aux mains de la Chancellerie pour quasiment 90 % des magistrats. En ce qui concerne le CSM, ce n'est pas mieux, il n'y a pas plus de transparence, et nous ne sommes pas satisfaits non plus de son fonctionnement. En tant que syndicat, nous assistons à ce qu'on appelle les réunions de transparence. Le système est complètement aberrant : nous n'avons pas de gestion des ressources humaines et les magistrats postulent quasiment à l'aveugle. C'est-à-dire que lorsque vous postulez pour avoir un avancement – puisque la mobilité permet l'avancement –, vous ne savez pas si le poste est libre. Concrètement, cela signifie que le magistrat indique par exemple « je suis au parquet, je voudrais devenir juge d'instruction à Limoges » sans même savoir si le poste est vacant. Cela conduit à ce qu'on lui demande de faire de multiples choix, car plus il formulera de demandes, plus il aura de chances d'obtenir un poste.

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Vous voulez dire qu'il n'y a pas de postes vacants ?

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

Si, bien sûr. Mais on ne les connaît pas. Nous sommes un cas unique en l'espèce… Je ne parle pas des postes de chefs de juridiction : on sait quand ils sont vacants, parce qu'ils sont très peu nombreux et que le CSM est saisi. Il y a également maintenant quelques postes, c'est tout nouveau, appelés postes spécialisés pour lesquels on bénéficie de diffusions car on cherche des profils spécifiques. Mais pour la grande majorité des postes, il faut recourir au bouche-à-oreille.

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Il n'y a pas d'avancement sur place, dans l'administration centrale, par exemple ?

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

Pas spécialement dans l'administration centrale. A priori, on ne pratique pas l'avancement sur place ; c'est la règle. Mais parfois on le fait… Vous avez mis le doigt sur un sujet : il y a des critères qui ne sont jamais vraiment des critères, puisqu'en réalité chacun a ses propres exceptions. Ce sont donc des critères relativement flous. C'est un turnover permanent très difficile à gérer, il est vrai, du côté de la Chancellerie. Pour savoir qu'il y a un poste vacant, encore faut-il que celui qui demande à partir libère son poste, mais pour qu'il libère son poste il lui faut être sûr que lui-même en trouvera un autre. Tout cela parce qu'il n'y a pas de gestion des ressources humaines. C'est une DRH à l'ancienne, un jeu de dominos qui n'est pas du tout compatible avec la transparence. Ce système-là fait que les magistrats postulent à l'aveugle. Il est donc facile pour la Chancellerie de toujours dire qu'il y a d'autres candidats, que ce poste n'est pas libre, etc. Il n'y a aucune transparence : à la fin sort une liste – qu'on appelle une transparence ! – ou vous apprenez que vous êtes choisi ou pas pour le poste que vous avez demandé.

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Pour résumer, de votre point de vue, la transparence est assez opaque. La liste finale est transparente, mais le processus pour y parvenir l'est moins. C'est cela ?

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

Oui. Ensuite, vous avez le jeu compliqué de l'évaluation, qui est en cours de réexamen. On travaille à quelque chose de très pertinent d'ailleurs, qui serait une évaluation à 360 degrés. C'est en train de s'améliorer, mais ce n'est pas encore traduit en actes. Pour l'heure, les évaluations sont des critères d'avancement auxquels s'ajoute le critère de l'ancienneté, qui n'a jamais été un critère de qualité : l'ancienneté ne dit que l'ancienneté.

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Comment liez-vous tout cela à la problématique d'indépendance ou de non-indépendance ?

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

Le système n'est pas transparent, on ne sait donc pas vraiment quels sont les critères d'avancement. Tout est assez flou, pour ne pas dire autre chose, et compliqué. Je n'affirme pas que cela cache une volonté de mal faire, mais en tout cas, il n'y a pas de transparence. Le CSM est destinataire d'un flot de nominations pour pratiquement 90 % des postes. C'est la raison pour laquelle je dis que c'est exactement la même chose pour le siège et le parquet. Le CSM a le monopole sur la nomination des chefs de juridiction et le processus n'est pas plus transparent : il va chercher qui il veut, il auditionne qui il veut…

Nous avons proposé une réforme complète inspirée par le système belge, extrêmement transparent, dans lequel le pouvoir politique a toujours son mot à dire, parce qu'il faut en permanence garder l'équilibre des pouvoirs. Au lieu que le pouvoir politique soit au départ du processus de désignation, il intervient à la fin pour la validation. Et il est obligé de justifier les raisons pour lesquelles il serait contre la nomination de tel ou tel magistrat. Tous les magistrats postulent sur des postes ouverts, tous sont entendus par le Conseil supérieur de la justice belge et tous savent pourquoi le candidat X est passé devant le candidat Y. Cette réforme a été menée après des affaires en Belgique, comme l'affaire Dutroux ou des cas de corruption, d'opacité et de politisation des magistrats. En France, le système qui consiste à confier tout le processus au Conseil supérieur de la magistrature ne nous satisfait pas. J'appelle, en effet, votre attention sur le mode de désignation des magistrats élus par leurs pairs qui est totalement atypique, puisque c'est le seul cas dans la fonction publique de mode de scrutin à deux tours. Nous demandons un mode de scrutin du type « un magistrat égale une voix ». Le système actuel extrêmement complexe favorise le monopole des syndicats majoritaires et son fonctionnement n'est guère rassurant.

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J'imagine que, puisque c'est la direction des services judiciaires qui prépare les listes de nominations et que la direction des services judiciaires, c'est l'exécutif, cela n'aide pas à assurer une transparence ni une indépendance entre l'autorité judiciaire et le pouvoir exécutif.

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

Oui, la carrière est un enjeu, parmi d'autres.

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Merci de votre présentation qui nous a replongés dans des périodes historiques qui permettent de voir l'évolution, pas seulement du corps, pas seulement de la justice, mais aussi de la société. Mais pour être franc, la position de votre syndicat qui nous est déjà en partie connue est très en contradiction avec celles qui ont été exprimées lors de toutes les autres auditions auxquelles nous avons procédé.

Quand on parle d'indépendance, un des premiers points qui vient à l'esprit c'est la manière dont nos concitoyens voient la justice. Et clairement, cette vision est relativement négative, surtout s'agissant dans les derniers sondages de personnes qui n'ont jamais eu de contact effectif avec la justice. Il y a donc une espèce de fantasmagorie selon laquelle les juges seraient aux mains du pouvoir politique, ou des lobbies, ou de qui on veut en réalité. Toutes les autorités et les magistrats que nous avons entendus jusqu'à maintenant nous présentent comme fondamental le fait que, pour restaurer la confiance – ou limiter la notion de soupçon qui est devenue une contingence habituelle de notre vie sociale –, il faut absolument donner au parquet une indépendance statutaire. Cela nous renvoie évidemment à la réforme du CSM et à l'extension à certains postes du parquet de la nomination sur avis conforme de sa formation compétente, même si vous avez indiqué qu'en fait, ça ne changerait rien. L'approche assez générale, c'est qu'on doit travailler sur l'idée même qu'on peut avoir de la justice.

Qu'en pensez-vous ? Trouvez-vous quand même une certaine vertu à faire en sorte qu'on puisse évoluer, quant au rôle du CSM et quant au statut du parquet, y compris par une réforme constitutionnelle ?

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

Je ne sais pas vraiment en quoi nous serions en opposition avec ceux qui disent qu'il faut une évolution statutaire. Je dis simplement que cela ne suffira pas. Cette réforme est ridicule par rapport aux enjeux. On va simplement inscrire une pratique dans la loi constitutionnelle. C'est très bien mais, vous l'avez souligné avec beaucoup de pertinence, la justice souffre d'un déficit extrêmement fort dans l'opinion publique. La problématique de son indépendance ne se résume pas à la question du parquet, loin s'en faut. Il faut une approche globale et beaucoup plus ambitieuse : tant qu'il y aura une dépendance fonctionnelle, qui à mon avis est infondée au regard de la Constitution, ce soupçon existera. On le voit bien dans les médias : ce qui ressort toujours c'est le soupçon que les magistrats du parquet sont sous l'autorité du pouvoir politique, pas la question de l'avis conforme pour leur nomination, dont je suis d'ailleurs persuadée que personne ne sait vraiment de quoi il s'agit…

C'est tout un processus qui est en cause, c'est pourquoi notre syndicat souhaite une révision constitutionnelle « copernicienne », ce qui signifie changer le système, mener une réforme d'envergure et pas simplement procéder par ajustements, avec un « petit avis conforme ». Cette réforme se fera peut-être, et elle ne changera rien : au prochain scandale politico-médiatique, on fera face exactement aux mêmes accusations. Ce que je dis n'est pas dirigé contre le pouvoir exécutif, mais, en l'état, je suis très réservée à l'idée que le CSM ait plus de compétences RH. Je dis simplement que le problème tient au fait qu'il n'y a pas de gestion RH. Il faudrait que ce ministère s'empare de cette question de façon transparente et globale.

S'agissant du siège, de l'inspection des services judiciaires ou du budget, je ne pense pas que nous soyons en contradiction avec ce que vous avez déjà entendu. L'inspection des services judiciaires est un vrai sujet. On fait, et on défait aussi les carrières : on peut neutraliser des magistrats. Aujourd'hui, le droit disciplinaire est quasiment balbutiant. Je vous invite à venir, puisque c'est public, à des audiences disciplinaires : nous n'avons pas de code disciplinaire, il n'existe pas de droits de la défense stricto sensu. Surtout, les enquêtes disciplinaires qui sont menées comme des gardes à vue sans durée limitée sans possibilité d'avoir d'avocat, sont aux mains du pouvoir exécutif et n'offrent donc pas de garantie d'indépendance, alors que c'est ce qui fonde tout de même la saisine disciplinaire…

Garantir l'indépendance consisterait à aligner au maximum le droit disciplinaire des magistrats du parquet sur celui de ceux du siège. Cela ne figure pas, dans le projet de loi constitutionnelle. Je pense ici à la possibilité de muter d'office un procureur, après un avis simple du CSM : on pourrait aussi prévoir un avis conforme. Ce n'est pas non plus dans le projet. J'espère avoir répondu à votre question, monsieur le rapporteur.

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Pour vous, l'acte fondamental de l'indépendance du pouvoir ou de l'autorité judiciaire – je vous suis assez bien dans cette distinction – serait la séparation fonctionnelle du corps judiciaire avec l'exécutif ? Et, accessoirement, si on parvenait à une plus grande séparation, cela serait-il concevable dans le système inquisitoire qui est le nôtre au plan pénal ?

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

La question est difficile. On voit bien qu'on achoppe sur la problématique de la politique pénale. Je pense que la politique pénale est un fantasme, puisque les magistrats sont liés dans leur activité judiciaire par les lois que vous votez et par le pouvoir réglementaire du gouvernement. Et bien évidemment, il n'est pas question de revenir là-dessus. En ce qui concerne les carrières et l'indépendance, on est dans une dynamique de progression. Encore une fois, il faut voir d'où l'on vient. Cela dit, le chemin à parcourir est encore important. Les carrières sont sans doute un des enjeux importants, mais pas le seul.

Le budget l'est aussi. Notre syndicat prône une autonomie budgétaire par la création d'une mission budgétaire spécifique à la justice judiciaire. Mais il est vrai que la question de la séparation stricte que vous avez évoquée, dans laquelle les magistrats gagneraient encore en indépendance, pose obligatoirement celle de la légitimité des magistrats : elles ne peuvent aller l'une sans l'autre. Et si on gagne en indépendance, il va falloir qu'on se demande comment gagner en légitimité. Nous avons évidemment des idées, il y a des marges d'amélioration. Cela répondrait aux critiques en partie légitimes de l'opinion publique et des citoyens sur la manière dont la justice fonctionne. Cela signifie qu'il faut repenser aussi la responsabilité des magistrats, leur déontologie, et être sans doute plus stricts sur certains aspects, telle que l'impartialité.

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La loi 25 juillet 2013 sur les relations entre pouvoir politique, procureurs généraux et procureurs de la République a été très importante. Selon vous, est-on encore réellement au milieu du gué sur cette question ? Pour la première fois, ces relations ont été clarifiées, ou du moins a-t-on tenté de le faire avec l'interdiction des instructions individuelles – ce qui est fondamental – et la manière de faire remonter les éléments d'informations à la Chancellerie. On a bien vu lors du procès de l'ancien garde des Sceaux Jean‑Jacques Urvoas, toute la difficulté que pose la remontée d'information et à quel stade cela s'arrête. Cette situation vous paraît-elle satisfaisante, à droit constant – j'y insiste –, ou est-ce que même sur ce point, la relation entre le pouvoir politique et les parquets, il y a encore de vraies évolutions à prévoir ?

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

Nous sommes pour la suppression des remontées d'informations. Si on se demandait à quoi elles servent, le procès Urvoas y a répondu. Pour être franche, si les remontées d'informations servaient à alimenter les circulaires de politique pénale, vous n'auriez pas beaucoup d'hésitation quant à leur suppression. D'ailleurs, lors des réquisitions au procès de l'ancien garde des Sceaux, le procureur général près la Cour de cassation a fait allusion au fait que ces remontées d'informations pourraient avoir un intérêt quand elles posaient une question de droit nouvelle ou quand on est vraiment confronté à une problématique juridique. De façon extrêmement ponctuelle, extrêmement résiduelle, extrêmement bien encadrée, la remontée d'informations pour la direction des affaires criminelles et des grâces – qui aurait alors une analyse juridique pertinente et pourrait en tenir compte pour faire évoluer la loi – serait intéressante. Mais on n'est pas dans ce schéma.

Les remontées d'informations telles qu'elles ont été définies, c'était « ce que je lâche d'un côté, je le reprends de l'autre », « je lâche les instructions individuelles, mais… » Sur les critères tels qu'ils sont définis, c'est-à-dire aucun, tout est urgent et tout doit remonter. Outre que c'est une charge de travail indue pour les parquets généraux – qui les transforme en scribouillards bureaucrates devant faire en permanence des remontées d'informations – ; outre que c'est l'organisation de la violation du secret de l'enquête et de l'instruction – car il n'y a aucune raison que ces informations remontent – ; outre qu'il y a eu une inflexion de la direction des affaires criminelles et des grâces pour un peu les anonymiser, à la suite du procès Urvoas, ces remontées d'informations n'alimentent en rien une véritable politique pénale. En revanche, si elles ne sont pas réalisées comme le pouvoir le demande, elles font courir un risque disciplinaire. Cela n'a pas encore eu de conséquences, mais ce risque existe. Si vous ne faites pas remonter l'information qui peut devenir urgente parce qu'un média s'en est emparé par exemple – c'est quand même cela, la réalité –, vous pouvez voir votre responsabilité disciplinaire engagée. Donc oui, pour toutes ces raisons, nous sommes absolument favorables à la suppression des remontées d'informations, sauf pour les cas extrêmement spécifiques que j'ai indiqués, qui seraient susceptibles de faire avancer l'intérêt général.

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L'unité du corps, est-elle selon vous un faux problème ou une vraie question ? Un seul corps, deux types de fonctions tout de même extrêmement différentes, des facultés d'allers-retours, peut-être l'apprentissage d'un métier… Faudrait-il selon vous maintenir cela, ou au contraire spécialiser les magistrats, voire créer des filières étanches l'une par rapport à l'autre ?

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

À titre personnel, je trouve que cette capacité de passer d'une fonction à l'autre est une grande richesse dans un monde où prédomine souvent l'individualisme et la mauvaise compréhension à l'égard de ce que peut faire l'autre. Mais au regard de l'évolution des métiers, ou mieux des fonctions, et des critères que nous sommes en train d'évoquer, notamment d'indépendance, j'ai bien peur que le sens de l'histoire nous oblige à un moment donné à changer de système et justement à séparer les deux. Je suis désolée ; je ne réponds sans doute pas vraiment à votre question, mais sur ce sujet je n'ai pas de religion.

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Les équivalents de nos procureurs dans d'autres pays sont plus proches des services de police que des palais de justice. Dans bien des cas, cela leur permet de remplir leur rôle, par exemple pour les prolongations de garde à vue, la présentation des auteurs poursuivis, la conduite des enquêtes en tant que telles avec les enquêteurs, physiquement parlant au même endroit, dans la même pièce, etc. Ne serait-ce pas un peu moins hypocrite, ou du moins plus satisfaisant que la situation actuelle en France où le traitement en temps réel se fait à distance avec un téléphone, en répondant comme une hotline aux policiers ?

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

Votre commentaire contient plusieurs questions. Le traitement en temps réel est un autre sujet : celui de la politique pénale, du moins de la manière dont on fonctionne et à propos duquel nous sommes tout à fait favorables à une grande réforme. Les magistrats du parquet ont des fonctions quasi juridictionnelles dans notre système. Ils ont un pouvoir d'opportunité sur le choix des procédures et je vous invite à consulter les pourcentages de celles qui entrent dans la grosse machine de traitement en temps réel par rapport au nombre de procédures qui arrivent devant un juge. Vous serez très étonné de constater que ce qu'on appelle les troisièmes voies ou toutes les procédures latérales aux mains du parquet sont beaucoup plus nombreuses : plus de 80 % restent du quasi juridictionnel, et seulement 20 % arrivent devant un tribunal. Cela signifie qu'une partie extrêmement résiduelle des procédures relève en fait des magistrats du siège. C'est toute la problématique de notre procédure qui a fait du parquet quelque chose d'énorme et qui, à mon avis, la déstabilise complètement. D'où vos questions, qui sont pertinentes, et nos interrogations qui n'emportent pas obligatoirement des convictions sur ces sujets.

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Le corps des magistrats judiciaires est en réalité un assez petit corps. Je ne parle pas de qualité, mais du fait que vous êtes environ 8 000, à comparer aux 150 000 policiers et aux 100 000 gendarmes. Sur la gestion de ce petit volume, j'ai trois séries d'interrogations. Une sur la formation : formation initiale, formation continue, quelles sont les marges d'amélioration, selon vous ? Une deuxième plus inhabituelle sur la pyramide des âges : pour le dire de manière brutale, n'est-ce pas un corps trop jeune ? Chez les Britanniques, on devient magistrat judiciaire quand on est déjà senior, quand on est avocat, ou quand on a servi l'État, la nation britannique, d'une autre manière. Je ne dis pas qu'il faut faire de même, mais on peut néanmoins s'interroger. Quand on assiste en tant que parlementaire aux rentrées solennelles des tribunaux de grande instance, on est frappé par l'extrême jeunesse des magistrats qui sont pourtant confrontés à des faits souvent tragiques de l'histoire ou de la vie, à des sujets très lourds. Et puis, une question aussi, sur la rémunération : est-ce aujourd'hui une fonction suffisamment rétribuée, si on la compare à d'autres fonctions juridiques ? Quand je parle de rémunération, je pense aussi aux moyens. Sans tomber dans l'anecdote, j'ai eu une conversation avec un procureur bientôt affecté dans une très grande ville où il y a beaucoup d'enjeux qui m'expliquait que, naturellement, il n'y avait pas de logement lié au poste. Il fallait donc qu'il produise ses propres fiches de rémunérations, qu'il indique quel est son employeur, ce qui – au regard aussi de sa propre sécurité – est assez extravagant. On ne demande pas à un préfet ou un sous-préfet d'aller se loger lui-même au milieu de l'année…

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Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO

Sur la formation, j'indique simplement que le concours classique d'entrée à l'École nationale de la magistrature est de moins en moins le concours unique. Nous avons de plus en plus de voies latérales et la question de la formation doit justement se poser pour ceux qui les empruntent. Il faut notamment remettre ce qu'on appelait les humanités au cœur de la formation, en particulier pour compenser la jeunesse. La mission Thiriez sur la réforme de la haute fonction publique évoque la suppression de la culture générale : je trouve cela catastrophique. La culture générale, c'est donner à tout le monde la chance de pouvoir s'élever. Nous avons fait la proposition de réinstaurer un concours qui permettrait à tous ceux qui sont intégrés de se mettre à un niveau homogène de compétence, d'humanité et de transversalité. Il est très important de décloisonner ces filières sur le modèle de l'École de guerre. Ce concours viendrait culbuter notre RH inexistante pour former, au bout de dix à quinze ans des magistrats appelés à exercer des fonctions de très haut niveau ayant du discernement, de la culture générale, de la transversalité, de l'ouverture sur les autres, etc.

La collégialité doit en outre être un réflexe cardinal, d'ailleurs également en termes d'indépendance. La collégialité doit être insufflée au maximum parce qu'elle permet justement d'éviter des erreurs de jeunesse. Le tutorat me semble aussi une piste intéressante.

S'agissant de la rémunération, il serait malvenu de dire que nous sommes mal payés au regard d'autres fonctions. Mais comparaison n'est pas raison. Si on doit se référer au taux horaire, puisque les conditions de travail sont extrêmement difficiles, oui, nous sommes très, très mal payés. Les marges d'amélioration sont réelles, notamment en ce qui concerne les primes, le calcul horaire, le respect de la circulaire Lebranchu et la prise en compte du surcoût de la vie dans des villes comme Paris.

La séance est levée à 16 heures 15.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Fabien Gouttefarde, M. Guillaume Larrivé, M. Didier Paris, Mme Laurianne Rossi

Excusé. - Mme Émilie Guerel