Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Réunion du jeudi 25 juin 2020 à 15h45

Résumé de la réunion

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La réunion

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COMMISSION D'ENQUÊTE RELATIVE A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES

Jeudi 25 juin 2020

La séance est ouverte à quinze heures quarante-cinq.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président

La commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l'audition de M. Christophe Basse, président du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires (CNAJMJ), de M. Frédéric Abitbol, vice-président, de M. Alain Damais, directeur général, et de M. Alexandre de Montesquiou, consultant.

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Nous accueillons les représentants du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires (CNAJMJ) : son président, M. Christophe Basse, M. Frédéric Abitbol, vice-président, M. Alain Damais, directeur général et M. Alexandre de Montesquiou, consultant.

Le rôle joué par les administrateurs et les mandataires judiciaires ainsi que leur expertise en font très souvent des acteurs clés dans la détection des fraudes liées notamment aux entreprises dites éphémères. C'est un phénomène hélas en expansion auquel vous êtes confrontés en raison de votre activité professionnelle et des difficultés à recouvrer certaines créances auprès de ce type de structures.

Messieurs, nous serons heureux de vous entendre sur la place des professions que vous représentez dans cette lutte contre la fraude aux prestations sociales, sur la typologie des fraudes auxquelles vous êtes confrontés ou sur les pistes d'amélioration dans leur détection et leur répression.

Je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Christophe Basse, Frédéric Abitbol, Alain Damais et Alexandre de Montesquiou prêtent successivement serment.)

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Christophe Basse, président du CNAJMJ

Je vous remercie d'avoir convié le CNAJMJ à cette commission d'enquête sur la lutte contre les fraudes aux prestations sociales.

Le CNAJMJ, que je préside depuis le 9 janvier dernier, est l'organe de représentation de la profession des administrateurs et mandataires judiciaires auprès des autorités publiques, mais il a également vocation à être une autorité de contrôle et de poursuites disciplinaires pour la profession.

Il y a aujourd'hui 300 mandataires judiciaires, 140 administrateurs qui exercent au sein de 290 études, pour environ 4 500 collaborateurs, soit environ 5 000 personnes exerçant de manière exclusive cette profession dédiée aux entreprises en difficulté en France.

Cette profession réglementée n'a ni charge ni clientèle. Elle n'a rien à acheter ou à vendre et n'a pas de numerus clausus. L'inscription sur les listes ainsi que les examens sont décidés par notre ministère de tutelle, qui est le ministère de la justice.

Le CNAJMJ a également un rôle de formation continue des différents professionnels.

Il comprend seize membres élus, dont sept permanents. M. Alain Damais, notre directeur général, est à nos côtés depuis un peu plus d'un an.

Le CNAJMJ travaille depuis de nombreuses années dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d'argent. Nous sensibilisons donc les professionnels à la lutte contre la fraude aux prestations sociales par le biais de nos formations, que nous organisons en lien avec l'organisme de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin) depuis plus de cinq ans.

En 2014, au début de l'application des lois Tracfin pour notre profession réglementée, 78 professionnels ont été formés. Ce chiffre est passé à 209 en 2019, si bien qu'aujourd'hui, plus de 1 206 professionnels ont suivi des formations spécifiques d'une quinzaine ou d'une vingtaine d'heures sur la lutte contre le blanchiment d'argent.

À titre d'exemple, nous sommes la profession réglementée qui diligente le plus de déclarations de suspicion auprès de Tracfin.

Le rôle du CNAJMJ doit être distingué de celui des études des administrateurs et mandataires judiciaires qui traitent les dossiers. Nous n'avons qu'une mission de supervision et de représentation. Ce sont les administrateurs et mandataires judiciaires, dans leurs études, qui détectent les fraudes aux prestations sociales dans les dossiers dont ils ont la charge.

En France, on dénombre entre 45 000 et 65 000 procédures collectives par an. Il y en a eu 52 000 en 2019, ce qui est un chiffre historiquement bas. Après la crise de 2008-2009, nous étions montés à 64 000. Contrairement aux idées reçues, à date, les procédures collectives ouvertes sont six fois moins importantes aujourd'hui qu'en 2009. L'explication en est double : d'une part, les aides gouvernementales massives qui soutiennent les entreprises, et, d'autre part, le fait que les tribunaux ne fonctionnent pas encore à plein régime, ce qui fait que les procédures sont encore lentes à s'ouvrir.

Quelle est la différence entre administrateur et mandataire judiciaire ? Ce « bicéphalisme » est né la loi Badinter de 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises.

L'administrateur judiciaire est le professionnel de la négociation, de l'économie, de la gestion financière, de l'accompagnement de l'entreprise, et également un acteur privilégié dans le cadre de la prévention des entreprises en difficulté via le mandat ad hoc et la conciliation. Il est également désigné dans les procédures de redressement judiciaire et de sauvegarde. Il assiste le dirigeant dans la gestion de l'entreprise.

Le mandataire judiciaire est liquidateur en liquidation judiciaire. Il intervient également en procédure de sauvegarde et de redressement judiciaire aux côtés des créanciers. C'est le représentant des créanciers. Il représente leur intérêt collectif, les invite à déclarer leurs créances, vérifie le passif. Parmi les créanciers, il peut aussi y avoir des salariés qui doivent être pris en charge, notamment par l'assurance de garantie des salaires (AGS),

Nous tenons ces fonctions d'une décision d'un président de tribunal ou d'un tribunal. C'est bien un mandat de justice que nous recevons. Nous n'avons pas de clientèle.

C'est dans le cadre de nos mandats d'administrateurs et mandataires judiciaires que nous détectons ou soupçonnons parfois des cas de fraude aux prestations sociales, que nous dénonçons ici au procureur, là à l'AGS pour avoir éventuellement des compléments d'information, ou auprès des organismes Tracfin par lesquels nous sommes formés.

Nous avons les chiffres des dénonciations faites auprès de Tracfin, qui les comptabilise, mais pas ceux des dénonciations faites aux procureurs partout en France. Quoi qu'il en soit, nous sommes un relais très important auprès du ministère public pour détecter les situations de fraude dans les dossiers que nous administrons, notamment dans ces sociétés éphémères qui sont de plus en plus présentes dans nos procédures. Il faut savoir que sur 52 000 procédures collectives en 2019, 80 % des entreprises vont directement en liquidation judiciaire et que 60 % de ces dossiers sont totalement impécunieux et vides. Cela ne veut pas dire que ce sont des sociétés éphémères, mais ce chiffre est en très forte croissance. Pour de plus en plus de structures qui arrivent en procédure collective, nous ne recevons même plus les dirigeants, nous ne savons pas où ils sont, nous ne connaissons pas les baux, ils ne viennent même plus au tribunal. Nous constatons de plus en plus un désintérêt de la responsabilité du chef d'entreprise face à ses difficultés, quand bien même il fait l'objet d'une liquidation judiciaire.

En 2019, environ 1 000 déclarations de soupçon ont été faites auprès de Tracfin. Ces déclarations sont particulièrement qualifiées puisqu'environ 20 % d'entre elles entraînent des suites judiciaires, ce qui est tout à fait significatif.

Monsieur le président, nous sommes ici pour vous assurer d'abord de notre engagement à contribuer au mieux à la détection et la poursuite des fraudes aux prestations sociales. Il y a un an, à l'occasion d'une mission d'information, nous avions formulé différentes propositions que j'aurai plaisir à rappeler à votre commission. Le point important que je souhaite souligner est que les administrateurs et mandataires judiciaires sont demandeurs pour jouer un rôle beaucoup plus actif en matière de lutte contre la fraude sociale. Pour cela, nous avons un besoin crucial d'accès à l'information et aux différents fichiers : ceux issus du fichier national des comptes bancaires et assimilés (FICOBA), mais surtout les fichiers des organismes sociaux. Nous souhaitons en particulier accéder à la déclaration sociale nominative pour connaître l'existence de salariés dans les entreprises en procédure collective.

Malheureusement, depuis quelque temps, les demandes que nous faisons nous sont retournées au motif, notamment, que le règlement général sur la protection des données (RGPD) ne nous permet pas d'avoir accès à ces fichiers. C'est tout à fait dommage, car nous avons connaissance de situations susceptibles d'être en lien avec de la fraude sociale et nous ne disposons de quasiment aucun moyen, sauf à saisir les ministères publics, où, on le sait, les divisions économiques et financières sont très chargées. Si nous pouvions accéder à ces moyens de connaissance, je pense que nous serions beaucoup plus efficaces dans nos alertes.

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L'objectif de notre commission d'enquête est bien de couvrir tout le champ de la fraude sociale, entendue au sens de la fraude aux prestations mais aussi aux cotisations. Nous ne ciblons pas la « fraude du pauvre », mais bien l'ensemble de cette fraude à la solidarité nationale qui représente une atteinte fondamentale au pacte républicain, et qui peut être le fait de personnes différentes.

Notre propos est d'abord d'essayer de démontrer ce qu'est la réalité de cette fraude, face à des débats, parfois des polémiques, les chiffrages, les évaluations, les estimations, les instruments de lutte. Nous nous intéressons plus précisément aux mécanismes de fraude en bande organisée et nous savons que le secteur des entreprises et du marché du travail est susceptible de faire l'objet de fraudes de la part de telles structures.

Sur le millier de signalements à Tracfin, quelle est la proportion qui relève de la fraude en bande organisée, et quelle en est la typologie ? Plus généralement, de quel type de fraude avez-vous à connaître ?

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Christophe Basse, président du CNAJMJ

Je n'ai malheureusement pas de chiffres. Pour ce qui est de la typologie, on en revient aux sociétés éphémères, récurrentes dans des secteurs d'activité comme le bâtiment ou la sécurité et impliquant des communautés de personnes assez identifiées. Nous assistons à des demandes d'ouverture de procédure collective, avec un nombre de salariés relativement important souhaitant bénéficier de la prise en charge de l'AGS, du chômage, etc. Dans ces cas-là, personne n'est capable de nous montrer les chantiers sur lesquels ils ont travaillé, de nous montrer des factures, de nous présenter ne serait-ce qu'une simple activité. Les dirigeants de ces entreprises du bâtiment déclarant une trentaine de personnes sont parfois des dirigeantes de nationalité étrangère âgées de dix-huit ou dix-neuf ans. Le faisceau d'indices est réellement énorme pour cette typologie, assez récurrente dans ce type d'activité, de tentative de fraude à l'AGS, avec des moyens assez faibles.

Vous avez aussi évoqué la fraude au paiement des cotisations, qui est un peu plus pernicieuse.

À l'ouverture des procédures collectives, nous recevons les salariés, ne serait-ce que pour mener les entretiens préalables. Ces entretiens sont physiques et nous découvrons régulièrement, quand nous discutons des listes de salariés, qu'une partie des salariés est totalement inconnue des autres. Ce sont des personnes qui ont des liens familiaux ou d'amitié avec tel ou tel dirigeant et qui reçoivent des salaires relativement réguliers.

Dans ces structures, les reversements des cotisations sociales, notamment à l'union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF), ne sont jamais faits. Il n'y a pas de difficulté : ils déposent et recréent une société, tout en étant éventuellement concurrents sur des marchés dans le cas où les sociétés ont une activité – s'agissant des sociétés éphémères, nous ne sommes pas capables de détecter la moindre activité.

Sans que nous ayons de chiffres, c'est toujours un peu le même type d'activité, toujours un peu le même nombre de salariés.

L'AGS a mis en place un système de détection de la fraude que nous interrogeons presque systématiquement quand nous pressentons cette difficulté, avec des salariés qui sont sur cinq sociétés différentes ou qui sont partis de l'une pour arriver à l'autre et pour repartir vers une troisième.

Cela s'observe notamment dans le secteur du bâtiment, notamment dans des communautés qui sont étrangères, quelle que soit la région. Que vous soyez en Île-de-France, dans le Sud, en Normandie ou ailleurs, ce type de structure se crée généralement dans des régions différentes pour échapper à la connaissance du tribunal. Je suis malheureusement convaincu que certains cas passent à travers les mailles du filet.

Soit, à l'occasion d'une demande auprès de l'AGS, nous pressentons une fraude et nous l'indiquons à cet organisme qui va faire des vérifications, soit, parfois, les vérifications malheureusement ne sont pas faites et les salariés sont payés. L'AGS a sans doute les moyens pour les cas avérés de fraude, de donner des chiffres précis. Pour notre part, nous ne sommes pas capables de vous dire quel pourcentage cela représente. Dans certains types d'activités, c'est assez massif.

Pour ne rien vous cacher, dans cette période de sortie de crise sanitaire, une alerte particulière nous est faite par Tracfin, compte tenu des aides gouvernementales massives qui ont été allouées aux entreprises, sur l'utilisation qui a pu en être faite et également sur le chômage partiel. Quand les entreprises viendront nous voir dans les prochains mois, il nous faudra montrer une vigilance toute particulière sur l'utilisation qui a été faite des deniers publics dans cette période.

Nous en revenons à la demande d'accès aux fichiers, que nous avions même assortie d'une proposition de texte il y a un an.

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En tant que législateur, nous sommes preneurs de votre proposition. Nous voyons bien que la solution passe par un meilleur accès aux fichiers, aussi bien des administrations fiscales que de la sécurité sociale, lors de vos contrôles.

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Vous avez évoqué la vigilance accrue des études d'administrateurs et de mandataires sur les abus qui pourraient exister en matière de chômage partiel de la part de certains employeurs. Une annonce vient d'être faite sur la transformation des dispositifs existants en un dispositif qui peut s'apparenter à du chômage partiel, mais sur une plus longue durée, et qui pourrait engendrer des effets d'aubaine en matière de fraude. Considérez-vous, au niveau de votre profession, avoir des moyens suffisants d'investigation ? J'ai bien entendu la question de l'accès aux fichiers. C'est un élément que nous pouvons prendre en compte. Mais y a-t-il d'autres freins à la capacité à détecter des comportements frauduleux.

Dans les types de fraude auxquelles vous êtes confrontés, fraude aux AGS ou aux autres droits liés à des périodes de travail puis des périodes de chômage, il y a les sociétés fantômes, éphémères, le travail dissimulé, l'emploi fictif ou partiellement fictif. Vous avez décrit des publics cibles, ou habituels. Pourriez-vous en dire plus ? C'est une commission d'enquête. Nous n'avons pas de précautions à prendre. Nous avons déjà interrogé d'autres organismes sociaux auxquels nous demandons s'ils ont constaté une géographie de la fraude, des pays à risque, qu'ils soient européens ou non. En général, ces organismes répondent lorsqu'ils ont des informations précises sur le sujet.

Donc n'hésitez pas. Il ne s'agit pas de stigmatiser tel ou tel pays, mais de comprendre le niveau de risque qui peut exister. Vous avez cité des secteurs professionnels : nous avons donc une vision assez claire de la typologie de la fraude, mais qu'en est-il de celles et ceux qui en sont à l'origine, de manière assez récurrente ou assez habituelle ?

Vous avez cité des phénomènes de parenté entre des salariés et des dirigeants. Ce qui m'intéresse, ce sont les réseaux. Dans les affaires dont vous avez eu à connaître, avez-vous pu établir, avec l'aide de Tracfin, des logiques de réseaux montés pour capter des prestations indues, lesquelles prestations représentent des sommes d'argent potentiellement importantes et qui pourraient être des sources de financement pour des activités criminelles ?

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Christophe Basse, président du CNAJMJ

Les pays que nous trouvons de manière récurrente dans nos dossiers du secteur du bâtiment sont la Turquie et les pays d'Europe de l'Est, de manière massive, que ce soit par des prête-noms de dirigeants ou dirigeantes ou dans les listes de salariés.

S'agissant de Tracfin, nous faisons des déclarations de suspicion, mais nous n'en connaissons pas l'issue. Tracfin nous indique qu'un pourcentage important de nos déclarations de suspicion sont qualifiées comme telles, c'est-à-dire qu'elles donnent lieu à des poursuites. Nous ne savons strictement rien de ce qu'il en sort. Nous n'aurons jamais l'information, puisque nous n'avons même pas à faire la déclaration de suspicion auprès du procureur de la République et que Tracfin ne nous informe jamais des suites qui sont données. Nous avons un système de logiciel avec Tracfin, mais il n'y a pas d'autre échange que cette plateforme par laquelle nous passons pour donner de l'information en direct. Nous évoluons vers des systèmes qui se parlent plus facilement. Nous avons des logiciels d'essai assez performants qui permettent de partager l'information, ainsi que des observatoires qui permettent de capter de l'information. Il pourrait du reste y avoir des passerelles avec une partie de nos logiciels métier. Je pense aux algorithmes. C'est ainsi que Tracfin travaille : une sorte de toile d'araignée où une petite information permet d'en recouper une autre et de donner lieu à une affaire.

Pour le reste, s'agissant de Tracfin, je n'ai pas d'information de confrères m'ayant fait remonter tel démantèlement de tel réseau. En revanche, la fraude récurrente aux cotisations sociales, notamment par les deux communautés que je viens d'évoquer, est rencontrée par chaque confrère, chaque mandataire judiciaire, dans un certain nombre de dossiers, chaque année. C'est quelque chose d'extrêmement fréquent. Je crois que nous avons une vision suffisamment complète pour pouvoir faire les déclarations de suspicion ou les alertes auprès de l'AGS.

Mais, j'y insiste, ce ne sont que des alertes, des déclarations, des soupçons de fraude. Nous-mêmes avons difficilement la capacité de constater la fraude en elle-même.

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Il ressort de nos auditions que la fraude à l'identité et la fraude documentaire sont la source possible d'une fraude massive et multiple, au détriment de plusieurs organismes sociaux. Votre profession a-t-elle une vision de ce que représente la fraude documentaire, voire la fraude à l'identité ? La direction centrale de la police aux frontières nous a décrit une sorte de transfert de délinquance, de la falsification grossière que nous connaissions de documents d'identité, d'état civil, de tout contrat de travail, vers des modes beaucoup plus sophistiqué de trafic de vrais papiers.

Constatez-vous des usurpations d'identité ? La fraude documentaire et la fraude à l'identité font-elles partie de la fraude dont vous avez à connaître ?

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Christophe Basse, président du CNAJMJ

C'est bien sûr une réalité. Quand un dirigeant que nous finissons par convoquer ignore diriger toute société, il s'agit tout simplement d'une usurpation d'identité. Il est d'ailleurs extrêmement compliqué pour la personne dont l'identité a été usurpée d'arriver à faire reconnaître qu'elle est totalement étrangère à la situation. Cela peut être tout à fait dramatique pour les dirigeants dont l'identité a été usurpée et dont l'entreprise a fait l'objet d'une liquidation judiciaire. Le crédit bancaire leur est parfois refusé. Ils doivent démontrer que ce n'était pas eux, mais un tiers.

Encore une fois, je n'ai pas de chiffres, mais c'est une chose que nous constatons.

Pour le reste, les formations Tracfin et les process que nous avons mis en œuvre dans chacune des études en France nous permettent de vérifier l'identité des personnes que nous recevons, même si nous n'avons pas les compétences de la police judiciaire pour distinguer un vrai passeport d'un faux. Nous essayons de respecter cette procédure, nous donnons les informations, mais, encore une fois, nous avons peu de moyens.

Toujours est-il que le constat est là quant au faux salarié et surtout au faux dirigeant avec usurpation d'identité. C'est une réalité dans nos procédures collectives.

Je serais incapable de vous donner un pourcentage sur ces éléments, mais nous sommes prêts à réfléchir pour améliorer notre système de banque de données et d'observatoire afin que chaque confrère donne des informations plus précises sur les cas de falsification qu'il a pu rencontrer.

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Frédéric Abitbol, vice-président du CNAJMJ

M. Christophe Basse est plus en première ligne que moi : en tant que mandataire judiciaire, il s'occupe d'entreprises qui sont liquidées. Je suis pour ma part administrateur judiciaire : j'accompagne des entreprises qui, par définition, ont une activité, donc une consistance.

Ce ne sont pas des entreprises montées pour frauder. Elles peuvent être amenées à frauder comme n'importe quelle autre entreprise, mais elles ne sont pas construites pour cela. Nous voyons évidemment des fraudes, mais de façon générale, et ces fraudes ne concernent pas prioritairement les prestations sociales. Leur nature a évolué, du reste. Il peut s'agir de cavalerie, de carrousel à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), de fraude aux quotas de CO2, etc., mais ce n'est pas le sujet du jour.

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Quelles sont les grandes évolutions auxquelles vos professions ont été confrontées en matière de fraude ? Des phénomènes inexistants ou marginaux il y a vingt ans ont-ils pris une plus grande importance ?

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Christophe Basse, président du CNAJMJ

Nous avons observé par exemple que la fraude aux chèques bancaires a évolué vers la fraude aux virements, et c'est pour nous une difficulté car elle repose sur des échanges de relevés d'identité bancaire (RIB) ; or il est très difficile d'identifier une personne à partir d'un RIB. Nous n'avons plus de noms, nous n'avons que des listes de RIB. Parfois, nous nous demandons si le transfert de fonds, notamment pour la prise en charge des salariés, arrive bien chez le bénéficiaire qui a donné le bon RIB. C'est une fraude qui a gagné en sophistication au fil des ans. On ne remet plus un chèque à un salarié qui vient se présenter, mais on envoie des RIB sans pouvoir contrôler la réalité du document.

Mais ce qui me frappe depuis vingt ans que je fais ce métier, c'est la multiplication des fraudes aux garanties sociales, qui se font désormais de manière presque ouverte. Il y a là moins de sophistication : une société qui arrive avec dix salariés dont la moitié semble ignorer absolument tout de ce qu'ils étaient censés faire est quelque chose qui est devenu beaucoup plus courant.

C'est pour cela que l'AGS a constitué une équipe dédiée spécifiquement à la fraude et que les administrateurs et mandataires judiciaires, dans un partenariat avec l'AGS devenu quasi systématique, montent des dossiers comportant la vérification non seulement du montant de la créance de salaire, mais aussi la vérification de la situation du salarié. Les moyens sont beaucoup plus importants, ce qui est une bonne chose. Mais encore une fois, nous avons beaucoup de cas de tentatives de fraude qui nous sont remontés par les AGS. Cela a pris une importance beaucoup plus grande et il devient presque naturel, dans certaines structures, d'embaucher, trois mois avant l'ouverture d'une procédure collective, un membre de la famille avec un salaire relativement important, avec des dates un peu surprenantes et des primes sur objectif alors qu'il n'y a plus d'activité.

Vraiment, il n'y a plus aucune limite dans l'exagération pour tenter d'obtenir ici ou là cette fraude aux AGS qui sont payées par nos cotisations patronales. Tout un circuit se fait autour de cela. En l'occurrence, nous assistons plus à une multiplication qu'à une sophistication de la fraude.

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Frédéric Abitbol, vice-président du CNAJMJ

En relation avec le sujet de l'absence de limites, je mentionnerais aussi quelque chose qui n'existait pas, mais qui pourrait vraisemblablement se révéler prochainement, à savoir la fraude des plus grandes entreprises. Beaucoup d'entreprises qui ont eu une activité pendant le confinement ont demandé le chômage partiel. Nous avons ici un risque de fraude qui est tout à fait nouveau, puisque ce sont des entreprises structurées, de grands groupes, qui peuvent avoir abusé du système. Cela me semble mériter attention.

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Pour en revenir aux bases de données, vous avez déjà évoqué ce problème des fichiers. D'une manière générale, avez-vous un accès suffisant aux bases de données pour pouvoir agir ou est-ce un sujet sur lesquels il faudrait intervenir ?

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Christophe Basse, président du CNAJMJ

Nous n'avons aucun accès. Nous ne pouvons même pas accéder, dans une entreprise dont nous sommes liquidateurs judiciaires et où nous représentons donc la communauté de l'ensemble des créanciers, au fichier de la préfecture pour avoir l'identité des véhicules. Nous n'avons plus accès aux fichiers qui identifient la propriété immobilière, ni à ceux qui donnent la liste des comptes bancaires. Je ne parle même pas des fichiers sociaux. Nous passons par le procureur, qui fait éventuellement une enquête patrimoniale, mais, encore une fois, il ne peut pas le faire dans chacun des dossiers. C'est long et compliqué.

D'autres professions réglementées ont ces accès. Or nous sommes également assermentés. En tant que mandataires et administrateurs judiciaires, nous menons en plus des enquêtes économiques et financières, à la demande du tribunal, sur des structures où peut être identifiée une fraude ou un non-paiement de charges sociales. Les URSSAF s'inquiètent de telle ou telle entreprise et le tribunal diligente une enquête. Nous la menons, mais relativement peu d'espoir d'obtenir des éléments à partir de fichiers. C'est par l'interrogation des caisses sociales et de l'administration fiscale que nous obtenons quelques informations, mais nous n'avons accès à aucun fichier. C'est une véritable carence, un véritable souci, et surtout une grande perte de temps. La fraude sociale doit être déjouée dans un délai rapide si l'on veut identifier et attraper les auteurs.

Nous avons un mandat de justice. Nous agissons donc sur décision d'un tribunal. Notre profession est assermentée, réglementée, contrôlée. C'est pourquoi je regrette que nous ne puissions pas avoir accès à ces fichiers.

Concernant le fichier des véhicules, l'absence d'accès nous interdit d'appréhender les véhicules : ce sont des actifs en moins pour la procédure collective, donc des actifs en moins à redistribuer dans l'économie. Le circuit qui est malheureusement un peu compliqué. Quand nous nous apercevons, par quelques amendes, qu'un véhicule existe et que nous lançons une enquête sur ce véhicule, il a déjà passé la frontière ou la mer Méditerranée depuis longtemps. C'est toujours le même constat et la même déception !

Certes, les dirigeants doivent nous donner les éléments. Mais 60 % de nos dossiers sont impécunieux. Sur 52 000 procédures collectives et 45 000 liquidations judiciaires, nous recevons un débiteur sur trois. En outre, un débiteur sur deux ne tient aucune comptabilité.

C'est difficile, parce qu'il est plus facile pour nous de détecter la fraude chez celui qui a le mérite de tenir une comptabilité avec des fichiers d'écritures comptables. Nous pouvons voir d'éventuels flux anormaux. Pour celui qui ne tient aucune comptabilité et pour lequel nous ne pouvons même pas accéder au fichier national des comptes bancaires et assimilés (FICOBA), ou avec difficulté, tout est possible : de toute façon, nous n'aurons pas l'information.

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Le frein est d'ordre réglementaire, législatif, ou sont-ce simplement les détenteurs de ces fichiers qui se refusent à vous communiquer les données ?

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Christophe Basse, président du CNAJMJ

Le texte ne prévoit pas de limite pour nous. En tout cas, le fichier ne nous est pas ouvert. Notre proposition de loi visait notamment à compléter les articles L. 811-1 et L. 812-1, du code de commerce par quelques mots seulement pour autoriser l'accès des AJMJ à ces différents fichiers. Pour les fichiers FICOBA, il n'y a aucune mauvaise volonté des interlocuteurs sociaux ou fiscaux. Ils souhaitent seulement de qu'il y ait une base légale à nos demandes.

Pour les véhicules, nous passons par les commissaires de justice qui, eux, ont l'accès aux fichiers. Comme, dans un dossier sur deux, un commissaire de justice est désigné, nous passons un coup de fil au copain commissaire de justice pour lui demander s'il peut vérifier tel ou tel point. Cela n'a pas de sens, ce n'est pas sérieux, ce n'est pas professionnel. Nous ne comprenons pas pourquoi nous n'avons pas la capacité d'envoyer un courrier, même avec une lettre timbrée pour le retour s'il le faut, pour accéder à un fichier qui nous permettra de savoir, tout simplement, quelle est la liste des salariés, la déclaration sociale nominative (DSN), la liste des comptes bancaires qui permettra de vérifier les virements dans un délai relativement bref.

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Je crois que nous avons les réponses aux questions que nous nous posions. Une nouvelle fois, merci pour votre présence et pour cet échange.

La réunion se termine à seize heures trente

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Réunion du jeudi 25 juin 2020 à 15 heures 45

Présents. - M. Pascal Brindeau, M. Patrick Hetzel

Excusés. - Mme Josette Manin, M. Thomas Mesnier