Intervention de Sylviane Agacinski

Réunion du lundi 9 septembre 2019 à 16h05
Mission d'information sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis du xxie siècle

Sylviane Agacinski, philosophe et essayiste :

J'avais considéré effectivement que le mariage entre personnes de même sexe, en lui-même, était une bonne chose. Il avait le mérite d'assurer une véritable reconnaissance sociale aux couples homosexuels, donc de mettre fin à l'espèce de marginalisation dans laquelle se trouvait l'homosexualité. En ce sens, cela me paraissait bénéfique.

En revanche, j'avais été assez gênée par la rhétorique employée à l'époque du mariage dit « pour tous », car elle tendait à présenter le mariage entre personnes de même sexe comme l'extension d'un droit dont les personnes homosexuelles auraient été privées préalablement. L'idée était qu'il était possible de concevoir le même mariage, tel qu'il avait toujours existé, pour un couple de personnes de même sexe. Or cette vision était peu rationnelle, car elle revenait à oublier que la tradition du mariage n'a pas été créée en vue de fonder la filiation. En réalité, c'est l'inverse qui s'est produit. L'exemple du mariage romain le montre, de même que la façon dont le mariage est perçu dans presque tous les pays du monde. C'est la nécessité d'établir un lien de filiation stable entre les enfants et les parents qui a conduit à créer le couple conjugal.

Saint-Augustin soulignait ainsi que les hommes sont obligés de se marier pour pouvoir connaître leurs fils. Ils doivent établir avec une femme un lien stable et reconnu pour savoir qu'ils ont des enfants et que ces enfants sont bien d'eux. L'engagement conjugal a donc été considéré comme une nécessité pour créer une filiation stable. En l'absence d'une union stable, la femme risque de se trouver seule avec son enfant, l'enfant risque de n'être protégé que par sa mère, et le père ignore sa condition de père. Il faut tenir compte ici du décalage entre les rapports sexuels, la grossesse, et l'accouchement.

Le mariage a donc été essentiellement conçu pour construire la paternité et la parenté de l'enfant. C'est ce qui a fait dire d'ailleurs au doyen Carbonnier que « le cœur du mariage, c'est la présomption de paternité ». Or la présomption de paternité n'a aucun sens dans le cadre d'un couple de deux hommes ou de deux femmes, elle ne peut tout simplement pas s'appliquer. Il aurait donc été à mon sens plus raisonnable de créer un mariage entre personnes de même sexe sans effet direct sur la filiation. Sinon, cela revient à suggérer une procréation par deux personnes de même sexe, ce qui est invraisemblable. Et la filiation est toujours établie par rapport à la procréation, même dans le cas de l'adoption. Jusqu'à présent, l'adoption a toujours utilisé le modèle de la bilatéralité des parents. L'argument de l'invraisemblance a été particulièrement étudié par un psychanalyste spécialiste de l'adoption, Pierre Lévy-Soussan, qui a relevé de graves problèmes dans l'adoption lorsque l'enfant n'arrivait pas, même avec deux parents homme et femme, à se représenter le couple parental comme un couple procréateur.

En outre, s'inscrire dans une filiation à l'égard d'un homme et d'une femme permet à l'enfant de se situer dans son origine réelle – il faut toujours, de toute façon, un homme et une femme pour faire un enfant – donc dans ses propres limites, et ainsi d'accéder à une identité qui ne soit pas toute-puissante. Antonin Artaud a écrit « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère, et moi », mais il s'agit là d'un fantasme. Au fond, la nécessité de l'altérité pour concevoir et procréer est l'une des marques de la finitude de l'être humain.

Par ailleurs, j'ai également été un peu gênée par la rhétorique utilisée dans le cadre de la « PMA pour toutes ». J'y vois une sorte de subterfuge, qui s'exprime dans le mythe de l'extension du droit à la PMA. On répète souvent qu'il s'agit d'étendre un droit jusqu'ici réservé aux couples hétérosexuels et d'assurer ainsi l'égalité entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels. Or tous ces termes sont fondamentalement trompeurs. En effet, comme cela a souvent été rappelé, l'AMP n'est pas du tout proposée à tous couples hétérosexuels, mais réservé à des couples infertiles et vise à répondre à un problème d'infertilité médicale. C'est donc la question de la fonction médicale de l'aide à la procréation qui est ici en jeu. Celle-ci, si elle ne remédie pas directement à la pathologie qu'elle vise, vient répondre à cette pathologie, donc à un problème de santé, sans rapport avec une quelconque orientation sexuelle. D'ailleurs, l'homosexualité n'implique aucun dysfonctionnement des fonctions reproductives. L'argument de la discrimination est donc fallacieux.

Il n'existe pas non plus d'égalité des couples en matière de procréation. La différence de traitement en matière de santé entre des couples de même sexe et des couples mixtes ne porte pas atteinte, comme cela a été d'ailleurs reconnu par le Conseil d'État, au principe d'égalité, ces couples se trouvant dans des situations différentes au regard de la procréation.

Un autre argument fallacieux est celui de la liberté de procréer. Nous touchons ici à la notion de droit à l'enfant que vous évoquiez. En effet, la procréation est une liberté, c'est-à-dire un « droit de » faire quelque chose sans en être empêché, et non une créance, un « droit à » quelque chose (prestations, biens, moyens, etc.) que l'État devrait fournir. Au reste, comme l'a rappelé le Conseil d'État, l'enfant étant une personne, donc un sujet de droit, ne peut de toute façon pas faire l'objet d'un droit. Si cela était, cela aboutirait à la confusion des personnes et des biens que je mentionnais précédemment.

De plus, si l'État devait fournir à tous les couples des moyens de procréer, il devrait le faire également pour les couples d'hommes, ce qui entraînerait nécessairement la légalisation de la GPA.

Le Conseil d'État, dans son avis du 24 juillet 2019 portant sur le projet de loi bioéthique, a conclu en substance que l'état du droit et les principes constitutionnels ne s'opposaient ni au statu quo ni à l'évolution (« le Conseil d'État rappelle que l'extension de l'accès à l'AMP, telle qu'elle est prévue par le projet de loi, relève d'un choix politique. Le droit ne commande ni le statu quo ni l'évolution »), comme si nous ne disposions d'aucun principe ni d'aucune loi justifiant une réserve par rapport à cette évolution. Or l'égalité des enfants devant la procréation et devant la filiation est une question. Faut-il considérer, comme le suggère le rapport d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique, que l'exclusion principielle de la paternité pour un enfant né de PMA dans un couple de femmes n'a pas d'importance ? Si l'on affirme cela, cela signifie qu'en règle générale le père est superflu. En ce cas, pourquoi d'autres enfants nés de père inconnu ou dont le père a disparu auraient-ils droit à une recherche en paternité, ce qui serait totalement exclu et impossible, voire interdit a priori pour les enfants nés d'une PMA effectuée par un couple de femmes ?

Le Conseil d'État déclare donc que le droit ne nous dit rien sur ce sujet, que la paternité est finalement superflue, et qu'en somme le législateur peut agir à sa guise, puisqu'il s'agit « d'un problème politique ». Charge aux parlementaires de dire ce qu'ils souhaitent. Mais à mon sens, une éthique s'impose au législateur, et cette éthique a trait à la justice des institutions. J'aime bien la définition que Paul Ricœur donne de l'éthique, qui s'inscrit dans la ligne de celle d'Aristote : l'éthique, ce sont trois soucis principaux : le souci de soi, le souci d'autrui et le souci des institutions justes. Or la question du souci de la justice pour les enfants se pose dans le cas que l'on évoque. Le fait d'invoquer, comme nous avons pu l'entendre au plus haut niveau, un relativisme éthique consistant à dire « à chacun son éthique » revient finalement à dire que nous ne savons pas ce qu'est la justice et que nous renonçons même à nous poser cette question. Mais si cette question n'est plus posée, alors le droit s'effondre. En effet, le droit s'exprime toujours à partir d'une recherche infinie de ce qui est juste.

Pour les différentes raisons que je viens d'évoquer, il me semble donc tout à fait impossible de parler d'un « droit à l'enfant ».

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