Intervention de Sophie Legrand

Réunion du jeudi 16 mai 2019 à 17h00
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Sophie Legrand, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature :

Nous allons essayer de tenir ce timing plus court que prévu. Nous voulions vous apporter, parce que l'on sait que vous avez entendu de nombreux professionnels de la protection de l'enfance, ainsi que d'anciens enfants placés, notre point de vue de magistrats, et vous dire ce que nous avons constaté sur l'état de la protection de l'enfance sur le territoire français.

Nous faisons le constat d'une situation très dégradée malgré les différentes lois qui sont intervenues en 2007, puis en 2016. De notre point de vue de juges des enfants – nous sommes toutes deux juges des enfants - la charge des cabinets en assistance éducative est croissante. La plupart des juges des enfants se retrouvent à suivre un nombre de familles supérieur à ce qu'une qualité de travail suffisante supposerait. En effet, on préconise 350 dossiers en assistance éducative et de nombreux juges des enfants dépassent largement les 500 dossiers.

En tant que juges des enfants, nous constatons que les mesures que l'on ordonne tardent à être exécutées ou parfois ne sont pas exécutées. Les délais de prise en charge sont importants, tout d'abord, pour les mesures de milieu ouvert, celles que l'on ordonne pour les situations moins graves, mais existent également s'agissant des mesures de placement alors que ces dernières interviennent en dernier ressort, quand on estime l'enfant est en très grave danger dans son milieu familial.

Vous avez sûrement vu la tribune des juges des enfants de Bobigny et celles des juges des enfants de France parues aux mois de novembre et de décembre 2018. À Bobigny, on évoque 18 mois de délai pour la prise en charge des mesures de milieu ouvert. Autant dire que cela n'a aucun sens d'ordonner une mesure à une famille en lui promettant de l'aide qui n'arrive qu'un an et demi plus tard. Dans nombre de tribunaux, les délais sont moins importants. J'étais à Tours jusqu'au mois de décembre 2018 : les délais de prise en charge ont varié de 4 à 11 mois d'attente, selon type de situation et selon les périodes puisque certaines étaient plus ou moins chargées. Le danger s'aggrave, la mesure n'est pas efficiente et cela n'a plus de sens ni pour les familles ni pour les travailleurs de la protection de l'enfance.

Nous constatons aussi que plusieurs départements tendent à réduire les coûts. Ils essaient d'assurer les mesures mais dans une moindre qualité pour que cela coûte moins cher et pour réduire les délais. Certains lieux de placement deviennent inadaptés, non pas parce que les professionnels ne sont pas volontaires ou engagés dans leur travail, mais parce qu'ils ne sont pas assez nombreux ou parce qu'ils n'ont pas les qualifications requises. On va embaucher de plus en plus de maîtresses de maison, de moniteurs-éducateurs mais moins d'éducateurs spécialisés et d'assistantes sociales. Si la pluridisciplinarité peut être importante, il faut aussi garder le personnel compétent, afin que les mesures s'exercent correctement sans aggraver la situation de danger, ce qui peut arriver pour les enfants, dont les assistantes familiales pas assez formées font des dégâts sur un plan éducatif, autant que les parents peuvent en faire, voire devenir maltraitantes. C'est plus rare, mais il arrive que des procédures de violence ou autre soient engagées au tribunal correctionnel à l'encontre de familles d'accueil. Des lieux de placement n'exercent plus la vigilance nécessaire, d'où des agressions entre jeunes. Les jeunes ne sont pas protégés. Les parents soulignent aux juges des enfants qu'ils ordonnent le placement, au motif d'un danger pour l'enfant au domicile parental, et au final, il se drogue, il fugue, il se bat. Ces retours nous reviennent fréquemment.

Nous constatons aussi une inégalité pour les mineurs non accompagnés, c'est-à-dire les mineurs étrangers. Leur prise en charge est pire, dans la plupart des départements. Certains départements refusent purement et simplement de les prendre en charge. Ils disent ne pas avoir places et n'accueillent pas ces enfants, y compris si la décision est assortie d'une exécution provisoire. D'autres départements vont les accueillir à l'hôtel, sans qu'il y ait de réel suivi ni de scolarisation. On crée donc une distinction qui n'est pas normale puisque ce sont des mineurs tout autant que les autres.

Nous préconisons de renforcer les moyens alloués à la protection de l'enfance dans chaque département, autant pour les milieux ouverts que les placements. Les deux niveaux sont importants. Certes, le milieu ouvert, s'il est bien organisé, s'il se développe, devrait permettre à terme d'éviter que l'on ordonne autant de placements. Il faut d'abord franchir cette étape et en l'état, il faut que les placements puissent s'exercer correctement. Il faut également que le suivi du déroulement des mesures puisse s'améliorer. L'institution judiciaire est aussi en difficulté sur ce point. On constate, avec la charge des cabinets qui devient trop importante, que les textes ne sont plus respectés par le juge des enfants.

Les juges des enfants sont tenus d'organiser des audiences pour chaque décision qu'ils rendent, que celle-ci soit urgente ou non. Si la décision est urgente le juge convoque dans les quinze jours afin que la famille puisse s'expliquer et que l'on puisse revoir la décision, si nécessaire. En pratique un nombre de décisions ne sont plus prises en audience. Très souvent, les restrictions ou les suppressions de droit de visite et d'hébergement en cas de placement peuvent se prendre sans audience.

De la même manière, les décisions de délégation de l'autorité parentale à l'Aide sociale à l'enfance pour des actes ponctuels vont être également prises sans audience. Dans les cas les plus graves, dans certains tribunaux, où pendant une période donnée un poste va être laissé vacant, on se retrouve avec des mesures, notamment de milieux ouverts, qui vont être renouvelées ou arrêtées - si on peut les arrêter - sans audience également. Aussi, le juge des enfants va se baser uniquement sur le rapport éducatif, éventuellement sur un bref avis par courrier des parents mais cela veut dire qu'il peut se tromper ou ne pas avoir respecté le principe du contradictoire.

De même, quand l'audience est organisée, le juge des enfants manque de temps. Quand on est obligé de passer cinq à six dossiers par matinée, on laisse moins de temps aux familles pour s'exprimer, on laisse moins de temps aux enfants pour s'exprimer. On prend moins le temps d'entendre les enfants séparément et on sait bien que les enfants ne disent pas du tout la même chose en présence de leurs parents ou de leurs éducateurs que lorsqu'ils sont seuls avec le juge des enfants.

Par ailleurs, les parquetiers chargés des mineurs ont de grosses difficultés en raison de leur charge de travail qui les conduit aussi à être moins vigilants sur le rôle de contrôle qu'ils exercent, notamment le respect de la subsidiarité de l'intervention judiciaire qui conduirait à renvoyer au département compétent pour prendre en charge les choses à faire si la famille est d'accord. Ces parquetiers n'ont plus également le temps de motiver leur requête en assistance éducative. Or ce document est très important car il permet aux familles de savoir ce qu'on leur reproche et de se défendre à la première audience devant le juge des enfants. Cela veut dire qu'elles n'ont plus que le rapport éducatif à lire mais qui est souvent beaucoup plus long. Mais là, on arrive à un autre problème : les services de greffe sont aussi en sous-effectifs et de ce fait, il n'est pas toujours possible de laisser aux familles le temps pour consulter ce document.

En dernier lieu, j'aborderai le droit des enfants à avoir un avocat à l'audience. Il gagnerait à être développé mais en l'état, il est difficile à faire respecter puisque la convocation est reçue par les parents ou les lieux de placement et non par les enfants. Sur cette convocation, il est inscrit le droit de tous à être assisté d'un avocat à l'audience. Le juge des enfants est tenu de le répéter à l'enfant à l'audience mais en pratique de nombreux juges ne le font pas par manque de temps. On se retrouve par conséquent avec beaucoup d'enfants qui ne sont pas assistés d'un avocat à l'audience, voire qui ignorent qu'ils auraient pu avoir l'assistance d'un avocat.

À notre sens, il faut également pour que la protection de l'enfance puisse bien s'exercer, renforcer les effectifs des magistrats de protection de l'enfance, les effectifs des greffes et assurer un secrétariat qui permette véritablement l'accès au dossier pour les familles et pour les enfants avant les audiences.

Je cède la parole à ma collègue sur les autres points.

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