Intervention de Julien Dubertret

Réunion du mercredi 18 juillet 2018 à 10h15
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises

Julien Dubertret, inspecteur général des finances :

Le rapport qui nous a été demandé, à moi-même et à trois autres personnalités qualifiées, prenait le financement comme une donnée. Mon intervention portera sur la nature des moyens à apporter. Je ne parlerai donc pas de privatisation. Comme je l'ai dit, nous sommes quatre à avoir rédigé ce rapport. Nos profils étant complémentaires, je vous invite à auditionner aussi Jacques Lewiner, Ronan Stéphan et Stéphane Distinguin. Vous en tirerez le plus grand bénéfice et cela sera une bonne manière de rendre justice à la richesse du rapport. Par ailleurs, le hasard du calendrier fait que je m'exprime ici quelques heures avant le ministre de l'économie et des finances. Il en est d'accord et cela ne pose pas de problème. Je crois d'ailleurs que nous ne traiterons pas tout à fait des mêmes sujets. Lui vous parlera, je crois, du projet de loi PACTE dans le cadre d'une discussion générale. Pour ma part, je vous présenterai notre rapport – qui a quelques liens avec le texte, puisqu'un certain nombre des mesures que nous préconisons a manifestement nourri ce projet de loi. J'essaierai de vous apporter un éclairage général sur le paysage que pense dessiner ce rapport.

De manière générale, j'attire votre attention quant au fait que, dans toutes les économies développées, l'État a mis en place des dispositifs de soutien à l'innovation, c'est-à-dire de soutien au processus qui transforme le produit de la recherche en création de valeur économique, dans le but de « dé-risquer » les entrepreneurs. Et pour cause ; le processus d'innovation est toujours long, difficile, marqué par des échecs extrêmement fréquents et des réussites remarquables mais rares, a fortiori lorsqu'elles présentent des externalités fortes. Cela oblige à gérer un certain nombre de paradoxes. D'abord, le besoin de soutien public est réel mais, en même temps, l'orientation des efforts publics devrait plutôt être décidée par les entrepreneurs eux-mêmes que par la puissance publique, parce qu'ils sont les mieux à même de savoir où diriger les efforts. Ensuite, les entrepreneurs et les start-uppers doivent travailler dans des écosystèmes très libres et peu dirigés, mais cela ne doit pas exclure le fait que la puissance publique fixe ponctuellement de grands objectifs pour créer de l'innovation de rupture. Enfin, l'innovation est de la science qui devient un objet commercial, mais il peut aussi s'agir d'une innovation d'usage.

Le premier constat émis par notre rapport est que le niveau de financement public est probablement satisfaisant s'agissant des soutiens à l'innovation, avec quelques réserves que j'évoquerai. Il convient de noter la continuité de cet effort depuis les années 2000, quels que soient les gouvernements, avec la mise en place et le renouvellement des programmes d'investissement d'avenir (PIA), un soutien constant au budget de la recherche et développement – tant du côté du ministère de l'économie et des finances que de celui de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation – ou encore une non-remise en cause de la réforme du crédit d'impôt recherche (CIR) en 2007, avec ses premiers effets en 2008. C'est assez remarquable et cela fait de la politique d'innovation une politique publique bénéficiant d'un soutien transpartisan. C'est assez rare pour être remarqué.

J'en viens aux moyens de notre politique d'innovation, en France. Tous moyens de financement compris, il s'agit de 9 à 10 milliards d'euros d'engagement chaque année. Pour la partie budgétaire, c'est-à-dire en excluant les dispositifs fiscaux, ils représentent environ 2,5 milliards d'euros par an – de façon constante. L'intensité du soutien public à la recherche et développement (R&D) est assez élevée, en France. En réalité, l'on s'aperçoit que la dépense intérieure de recherche et développement des administrations (DIRDA) est assez similaire dans les différentes économies développées. La nôtre représente environ 0,7 % du PIB. C'est très peu différent de ce qui se constate ailleurs. En revanche, un défaut est observé du côté de la dépense intérieure de recherche et développement des entreprises (DIRDE), si bien que l'intensité du soutien étatique est très élevée. Il représente ainsi 27 %, contre 22 % au Royaume-Uni et beaucoup moins dans d'autres pays comme les États-Unis, l'Allemagne ou Israël où il est inférieur à 10 %. Cela montre qu'il existe une difficulté à faire émerger une dépense de R&D des entreprises.

Je vais quand même nuancer et tenter d'expliciter ce constat de semi-échec. En France, la DIRDE représente 1,5 % du PIB. C'est moins que les 2 % constatés aux États-Unis et en Allemagne, les 2,5 % du Japon et les plus de 3 % de la Corée du Sud. Néanmoins, ce taux est en hausse marquée depuis la mise en place du CIR. Il était, auparavant, compris entre 1,2 % et 1,3 %. Il est passé à 1,5 % et continue d'augmenter. Un autre élément de nuance, qui me paraît extrêmement important, rejoint les propos de M. Cohen. Si l'on corrige ce chiffre de la DIRDE, qui ne semble pas très bon, de la structure de l'économie française, on constate qu'en fait nos entreprises sont très intenses en R&D pour celles qui en font. Cela signifie que nous avons une structure économique marquée par la désindustrialisation, avec à la fois un positionnement très haut de gamme et très intense en technologie pour des entreprises qui ne sont pas si nombreuses que cela même si elles sont très remarquables, et un positionnement global très moyen de gamme, qui correspond assez peu au créneau des entreprises qui font de la recherche et développement. La performance des entreprises qui font de la R&D en France n'est donc pas si mauvaise. Elle est même plutôt très bonne. Ces entreprises consentent de réels efforts. Cela étant, elles sont trop peu nombreuses à être positionnées sur ces créneaux. Dès lors, pour augmenter la performance de R&D des entreprises, il convient d'organiser une mutation du tissu industriel lui-même. C'est par la réindustrialisation que l'on obtiendra une hausse de la R&D dans notre pays.

J'en viens à la thématique du financement. Le rapport porte une attention particulière aux PIA. Ces outils assez remarquables devaient être exceptionnels, pour permettre la sortie de crise, mais ils sont devenus récurrents puisqu'un nouveau PIA sort désormais tous les trois ou quatre ans. Nous en avons conclu qu'ils étaient devenus un levier récurrent de financement de la recherche et de l'innovation en France. Au contraire d'une dotation budgétaire qui a tendance à s'enferrer dans la routine en dépit du processus d'évaluation, cet outil est remis en jeu tous les trois ou quatre ans avec une discussion systématique sur ce qui sera financé, en fonction de l'évaluation des résultats de la précédente vague. Il existe une vraie culture de l'évaluation associée aux PIA, beaucoup plus importante que celle que l'on peut trouver ailleurs, ainsi qu'une logique d'excellence et de compétition. Les PIA sont des guichets qui mettent en compétition autour de défis, avec un niveau d'exigence élevée. Ils constituent ainsi un excellent vecteur de transformation publique et privée. Ils sont portés par un acteur central, le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI), placé auprès du Premier ministre. C'est un ciment de coopération interministérielle absolument indispensable entre ces deux pôles majeurs que sont le ministère de l'économie et des finances et le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'industrie. Ce trio se stimule, même s'il s'agace un peu aussi. Il a la propriété de pousser toujours plus avant l'ambition dans le domaine de l'innovation.

Quelques lacunes avérées ont été identifiées en matière de financement de l'innovation. Elles ne sont pas toutes des lacunes publiques. La première concerne le financement de l'innovation très technique, dite Deep Tech. Cette technologie très dure au stade amont vaut en partie pour le domaine de la santé, dans lequel l'innovation est très lourde et le chemin vers un produit commercialisable, très long. Il peut y avoir énormément de valeur créée, mais le « dé-risquage » n'est pas suffisant. Aussi le rapport propose-t-il de faire un effort dans ce domaine et de soutenir un peu plus au stade amont les projets de technologie très lourde et très intense – par opposition à d'autres projets qu'il faut soutenir également, mais qui trouvent plus aisément des financeurs au stade amont. C'est notamment le cas du numérique.

Une deuxième lacune concerne le financement des tours de table importants, avec des tickets de 10 millions d'euros ou plus. Il s'agit de capital-croissance ou de capital-risque. Cette lacune vient, cette fois, du secteur privé et non public. Elle s'explique par un manque de fonds et de compétences. Pendant longtemps, il n'y a pas eu d'équipe capable d'appréhender, de conduire et de suivre des projets très complexes dans lesquels les investisseurs plaçaient des sommes importantes. Un changement s'opère, mais cela reste un point de vigilance car la situation est encore fragile. Qui plus est, l'on constate aussi que l'empreinte des business angels, ces personnes privées qui interviennent à un stade extrêmement amont, reste encore faible en France. Même si une première génération de start-uppers intervient à titre personnel de façon très positive pour stimuler et aider des jeunes qui ont de nouveaux projets et si un vrai écosystème se met en place, nous restons dans un rapport de 10 à 15 avec le Royaume-Uni, l'Allemagne, les États-Unis ou le Japon.

J'aimerais encore délivrer un message important quant au besoin de stabilité dans cette politique de soutien financier. Ce besoin est élevé et se manifeste à plusieurs niveaux. Il est déjà en partie constaté, d'autant que la forte continuité dans le soutien politique à l'innovation et le soutien budgétaire n'empêche que nous sommes dans un paysage complexe, avec la création de nombreux guichets et dispositifs nouveaux. Le temps de la consolidation est venu, pour faire vivre du mieux possible ce qui a été créé, avec des enjeux de lisibilité et de compréhension par les acteurs de l'innovation. Attention, par ailleurs, à ne pas créer d'à-coups. C'est un ancien directeur du budget qui vous le dit – je me fais donc un peu violence, mais j'y crois profondément ! Dans l'écosystème fragile de la politique de soutien continu, un à-coup budgétaire entraîne nécessairement de la casse. L'économie est alors sans rapport avec la perte de valeur qui peut être induite. La stabilité est très importante en matière de fiscalité également. Nous avons connu une période de forte instabilité de la fiscalité des entrepreneurs. Le moment est venu d'assurer une stabilité de la fiscalité des entrepreneurs innovants et des instruments comme les bons de souscription de parts de créateur d'entreprise (BSPCE), les bons de souscription d'actions (BSA) et les attributions gratuites d'actions. Nous avons également besoin de préciser et stabiliser la doctrine administrative sur la fiscalité des holdings animatrices.

En matière de paysage institutionnel, l'on parle toujours et beaucoup de simplification. J'identifie toutefois deux points d'attention. Si l'on remet de l'instabilité dans le paysage, l'on crée du désordre et de l'incompréhension. J'invite vraiment à garantir une réelle stabilité dans ce domaine, en ne cédant pas aux sirènes d'une simplification abusive. Le paysage est nécessairement compliqué. L'écosystème de Grenoble n'est pas celui de Nantes, qui n'est pas celui de Paris – lequel en compte d'ailleurs plusieurs. Ces écosystèmes sont tous un peu différents les uns des autres pour de très bonnes raisons. L'écosystème de Harvard n'est d'ailleurs pas celui de Stanford – et pour de bonnes raisons. Vouloir faire un jardin à la française serait une catastrophe.

Enfin, nous avons été frappés au cours de nos travaux par le fait qu'au sein de Bercy, la fonction de pilotage des politiques d'innovation, qui est une fonction microéconomique avec une vision de long terme, est très largement étouffée par les approches macroéconomiques et de court terme. Je ne me prononce pas en termes de structuration des administrations, mais en termes de portage des fonctions. Ce constat est maintenant ancien, et nous semble devoir faire l'objet d'une attention particulière de la part du Gouvernement. Cette suggestion figure dans le rapport. Au-delà, un certain nombre de mesures proposées ont été reprises dans le projet de loi, notamment sur le parcours du chercheur.

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