Intervention de élie Cohen

Réunion du mercredi 18 juillet 2018 à 10h15
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises

élie Cohen, directeur de recherche au CNRS :

Je vous remercie pour votre invitation, qui m'a permis de prendre connaissance de ce texte particulièrement riche et touffu, allant dans des directions très variées. Il m'a été demandé de focaliser mon intervention sur le problème des privatisations. Mon intervention pourrait durer trente secondes : s'il s'agit de vendre la Française des jeux pour abonder un fonds d'innovation de rupture, je signe des deux mains ! En revanche, le problème commence à partir du moment où l'on s'interroge sur le sens des privatisations dans le cadre du débat plus large, et sempiternel, sur le caractère stratégique ou pas de telle ou telle participation, sur la logique d'arbitrage entre les participations et sur la multiplicité des organes qui portent les participations publiques.

Je partirai d'abord de ce qu'étaient les objectifs affichés des nationalisations dans le passé et de l'existence d'un secteur public aujourd'hui. J'en identifie quatre, au regard desquels les décisions prises doivent être jugées. Le premier consiste à peser sur la spécialisation industrielle et économique du pays. On ne le dit pas assez, pourtant c'est une constante en France depuis la Libération. Nous sommes un pays qui considère que le mécanisme de spécialisation économique ou industrielle ne relève pas de décisions ou d'arbitrages individuels, donc de constats ex-post. Nous considérons que l'État a un rôle à jouer dans la spécialisation. Depuis 1945, ce premier objectif a pour toile de fond l'Allemagne. Nous rêvons, depuis 1945 et même 1870, d'émuler le modèle industriel allemand. Aussi avons-nous passé notre temps à vouloir être des grands de la machine-outil – en échouant régulièrement, bien entendu !

Le deuxième objectif affiché vise à préserver les actifs stratégiques. Nous considérons que l'industrie est une partie de la souveraineté et que nous devons donc contrôler un certain nombre de ces industries. Certes, cette notion a beaucoup évolué dans le temps. Mais elle a directement inspiré un certain nombre de politiques, à commencer par les politiques de spécialisation dans les télécoms ou dans l'industrie aéronautique civile et militaire – tout ce qui relève du modèle de grand projet et que j'ai appelé, dans une vie antérieure, le « colbertisme high-tech ». Cela renvoie tout à fait à l'idée que l'industrie est l'un des attributs de la puissance et que, par conséquent, l'État doit veiller à préserver ces actifs stratégiques. Toute la question consiste à savoir ce qu'est un actif stratégique aujourd'hui.

Le troisième objectif affiché est l'intervention de l'État, via le secteur public, pour aider les entreprises françaises à répondre aux défis de l'européanisation et de la mondialisation, donc à se projeter à l'extérieur – si nous en avons le temps, je vous raconterai les mille et une turpitudes de l'État pour aider certaines entreprises à réussir sur des marchés étrangers en appliquant des méthodes que la morale réprouve… Mais ce n'est pas le sujet aujourd'hui ! En tout cas, l'État a bel et bien cette volonté d'aider nos champions nationaux à réussir dans la mondialisation.

Enfin, le quatrième grand objectif affiché vise à contrôler les réseaux d'infrastructures des fournisseurs de services publics. Il convient de se souvenir, à ce sujet, que la première tutelle des postes, télégraphes et téléphones (PTT) était le ministère de l'intérieur… Il en est resté l'idée que, d'une manière ou d'une autre, l'État doit contrôler les grands réseaux.

Voilà pour les objectifs affichés. Je laisse de côté les objectifs politiques des nationalisations et des privatisations. Je défends depuis longtemps, dans de nombreux ouvrages, la thèse selon laquelle elles sont une même politique, avec deux outils différents. L'on ne peut d'ailleurs qu'être troublé de constater que ce sont les mêmes équipes, avec les mêmes idées, qui ont fait les nationalisations de 1980 puis les privatisations de 1985-1986.

J'en viens aux objectifs réels du maintien des nationalisations et de la méthode des privatisations avec des noyaux durs. Le premier vise à combler ou compenser les faiblesses du capitalisme autochtone, conformément à l'idée selon laquelle notre capitalisme ne saurait pas tenir sur ses propres jambes. L'État agit alors comme sa béquille, pour l'aider à résister aux différentes formes de contrôle extérieur. J'ouvre ici une simple parenthèse : lors des privations de 1986, entre la moitié et les deux tiers des actions des entreprises privatisées ont été rachetés par des investisseurs extérieurs, ce qui a fait porter le taux de contrôle des grandes entreprises françaises par des capitaux étrangers à 45 %. Ce qui est, bien entendu, l'un des effets de l'absence de structures financières adéquates pour la détention d'actions – nous n'allons pas rouvrir ici le dossier des fonds de pensions.

Le deuxième objectif réel de ces nationalisations et privatisations est celui de rationalisation, de restructuration et de recapitalisation. Les entreprises qui ont été nationalisées en 1981 ont ainsi connu entre 1982 et 1985 tout un processus de rationalisation, restructuration, recapitalisation et concentration, selon des logiques qui ont permis qu'un grand champion des télécoms apparaisse ou qu'un grand acteur du verre et des matériaux de construction soit débarrassé d'une activité informatique.

Trente ans après, quels sont les résultats de cette grande vague de nationalisationsprivatisations ? Alors même que nous sommes le pays qui parle le plus d'industrie, de politique industrielle, de stratégie industrielle et d'État stratège, nous sommes celui qui, en Europe, a connu la désindustrialisation la plus accélérée ! Je n'ai pas besoin de revenir sur ce point. Nous devons simplement rendre hommage à Louis Gallois, puisque ce que nous avions tous dit durant trente ou quarante ans était tombé dans l'oreille d'un sourd, tandis qu'il a suffi qu'il rende son rapport pour que s'installe l'idée selon laquelle la France avait la plus mauvaise performance d'Europe en matière industrielle. Seuls deux pays faisaient pire que nous, Chypre et Malte.

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