Intervention de Irène Théry

Réunion du lundi 9 septembre 2019 à 18h05
Mission d'information sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis du xxie siècle

Irène Théry, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) :

Lorsque nous parlons de la famille, nous pensons tout de suite à la natalité et aux jeunes enfants. Or la famille dure toute la vie, et le vieillissement constitue le grand sujet du XXIe siècle. Il est donc regrettable que nous ayons ainsi tendance à laisser de côté, lorsque nous parlons des politiques familiales, cette nouvelle période de la vie qui est celle de la retraite « active », durant laquelle les retraités apportent une aide immense à leurs enfants eux-mêmes parents – apport trop peu mesuré aujourd'hui et sur lequel il serait d'ailleurs intéressant d'enquêter. Il est regrettable également que nous laissions aussi de côté la question bien plus douloureuse de la prise en charge des parents très âgés. Ces interrogations immenses devraient à mon sens être intégrées aux réflexions relatives aux politiques familiales.

Il est intéressant de noter à ce titre que le veuvage est la seule catégorie démographique à n'avoir jamais été modernisée. En effet, alors que les démographes distinguent dans leurs études les couples mariés des couples non mariés, un veuf (ou une veuve) reste considéré comme une personne qui a été mariée, a perdu son conjoint et n'est pas remariée. Les aides versées aux personnes veuves sont donc limitées à ce cas. Or la part sans doute très importante de nos concitoyens plus âgés devenus veufs de quelqu'un avec qui ils n'étaient pas mariés demeure inconnue. Et cette situation risque d'augmenter.

À partir de la grande enquête « étude de l'histoire familiale » de l'INED de 1999, l'une de mes étudiantes, Isabelle Delaunay, s'est penchée sur ce sujet et a étudié le nombre de couples de personnes non mariées qui avaient été rompus par la mort d'un des conjoints. Ce faisant, elle a donné une définition plus large du veuvage comme étant le fait de perdre une personne avec laquelle on était en couple. Elle a alors fait sortir de l'ombre un quart de situations supplémentaires, jusqu'alors invisibles dans les statistiques antérieures. Or il s'agissait de couples anciens comportant souvent des enfants et des petits-enfants. Je vous renvoie sur ce point à sa thèse intitulée « Le veuvage précoce et ses conséquences juridiques, économiques et sociales » soutenue à l'EHESS en 2013.

Nos contemporains n'ont pas l'air d'avoir conscience de cette réalité : ils vont vieillir sans être mariés. Or notre politique d'aide à la personne seule demeure centrée sur la personne mariée.

S'agissant des différentes façons de faire famille, j'en ai beaucoup parlé lors de mon audition auprès de la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi bioéthique. Jusqu'à présent, il existait deux façons de faire une famille : faire un enfant et se reconnaître parent de cet enfant que l'on avait fait (la femme en accouchant, l'homme par la présomption de paternité et la reconnaissance), ou adopter un enfant et se reconnaître parent de cet enfant que l'on ne prétendait nullement avoir fait. Ce dernier point a été introduit notamment par les dispositions relatives à l'adoption plénière de la loi n° 66-500 du 11 juillet 1966 portant réforme de l'adoption. Et les familles adoptives sont aujourd'hui pleinement reconnues comme des familles, ce qui n'a pas toujours été le cas par le passé. Il arrivait ainsi souvent que l'on cache à l'enfant qu'il avait été adopté, car on considérait qu'il était préférable d'être lié par le lien du sang.

Puis une troisième façon de faire famille est apparue progressivement avec la PMA avec tiers donneur (qui ne représente en réalité que 5 % des cas de PMA). Elle consiste à engendrer un enfant avec l'aide d'une tierce personne qui a donné de sa capacité procréatrice pour permettre à un couple d'avoir un enfant. Or tous les débats que nous avons aujourd'hui sur cette question portent sur cette façon de faire une famille, qui est organisée depuis 1973, mais que l'on a toujours cachée. Cette dissimulation s'appuyait initialement sur des motivations nobles. On pensait en effet que ce n'était pas vraiment accepté socialement, car le recours à un don de sperme revenait à introduire un enfant adultérin dans la famille. De plus, l'Église condamnait le recours aux dons. Une forme de secret a donc perduré pour protéger ces familles et leurs enfants de l'opprobre.

Or l'ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes peut être l'occasion pour tout le monde de sortir de ce secret dans lequel ont été organisées les familles issues de dons. Ce secret a fait en réalité beaucoup de mal. Non seulement il n'était pas vraiment justifié, mais il a enfermé les familles concernées dans une situation presque impossible. Le droit imposait en effet l'établissement d'une filiation charnelle et les faisait donc passer aux yeux du monde comme des familles fondées sur la procréation. Or la filiation telle qu'entendue au titre VII du livre premier du Code civil reconnaît en réalité la possibilité que les parents ne soient pas toujours les géniteurs. Ainsi, la parole de l'homme lorsqu'il se reconnaît géniteur d'un enfant peut être erronée ou même mensongère. C'est d'ailleurs dans cette possibilité du mensonge qu'a été glissée la filiation en cas de don, pour que le recours au don demeure invisible.

Aujourd'hui, les personnes issues de dons arrivent à l'âge adulte et sont en âge de faire elles-mêmes des enfants. Or c'est toujours au moment où l'on fait soi-même un enfant que l'on se pose la question de son rapport à ses propres ascendants. J'ai reçu ainsi la semaine dernière un mail d'une femme née sous X qui, au moment où elle va elle-même avoir des enfants, se pose la question de savoir ce qu'elle leur transmettra. De même, si elles savent qu'elles ont été conçues par dons, ce qui concerne, semble-t-il, une minorité de cas, les personnes issues de dons se poseront à ce moment-là la question de leurs origines.

Le projet de loi bioéthique permettrait l'accès à leurs origines pour les personnes nées de PMA à leur majorité si elles le souhaitent, ce qui me paraît un très grand progrès. En effet, une société ne peut pas créer une catégorie d'enfants dont on déciderait par la force de l'État que la réponse à la question « à qui dois-je d'être né ? » ne pourrait pas leur être livrée, alors qu'elle se trouve dans les armoires des médecins.

Ce projet de loi ouvrira-t-il pour autant une troisième voie dans la filiation ? Faut-il créer un titre VII bis correspondant à cette troisième voie ou dédoubler la filiation du titre VII entre une filiation charnelle et une filiation par PMA avec tiers donneur ? J'ai entendu Mme Nicole Belloubet ce matin sur France Inter sur ce sujet. Ce sont en tout cas des discussions à avoir.

Il existe environ 100 000 enfants issus d'un don en France. Jusqu'à présent, leurs familles n'existaient pas. Fait unique : l'État a permis la constitution de ces familles et organisé le masquage du recours aux dons, à travers les centres d'étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS) puis via les lois de bioéthique. Or cet État ne doit-il pas à ces familles une place dans ses institutions et dans son droit ? Si ce que font ces parents est mal, pourquoi leur propose-t-il de le faire ? Si au contraire l'on considère qu'il est bon, par exemple, pour un couple hétérosexuel en échec thérapeutique de recourir à un don pour faire une famille, il faut l'accompagner et reconnaître l'engagement qu'il prend par ce biais.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.