Intervention de Sabina Sebaihi

Réunion du mercredi 18 novembre 2020 à 14h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Sabina Sebaihi, vice-présidente de l'AMVBF :

Je vous remercie de nous donner l'opportunité d'éclairer la représentation nationale.

Je suis assez frappée de constater la méconnaissance qu'ont les élus et les citoyens des chaînes de commandement et d'action des policiers et des gendarmes lorsqu'ils font du maintien de l'ordre. En France, depuis 1935, le droit de manifester suppose une déclaration préalable en préfecture de la part des organisateurs des manifestations. Il revient aux préfets, relais directs du pouvoir politique, de garantir l'ordre public. Même si l'on a tendance à l'oublier au regard de la violence des manifestations des dernières années, le maintien de l'ordre doit permettre l'exercice de la liberté d'expression dans le cadre des manifestations, de manière à ce que celles-ci ne troublent pas l'ordre public.

Or la technique de la nasse, de plus en plus pratiquée lors des manifestations, participe souvent à l'escalade, plutôt qu'à la désescalade – même si la plupart du temps, les donneurs d'ordre et les officiers s'efforcent de retarder autant que possible cette action, conscients qu'il sera très difficile de faire retomber la tension une fois que les affrontements auront eu lieu. C'est peut-être ce qui donne au maintien de l'ordre français son caractère particulier : il ressemble d'abord à de l'attentisme, voire à de la passivité, avant une intervention massive qui exclut, la plupart du temps, un retour en arrière.

La nasse est une zone gazée et compacte, dans laquelle il est impossible d'avancer ou de reculer et où il peut pleuvoir des coups de matraques ou d'armes non létales. Hier, je participais au rassemblement contre la proposition de loi relative à la sécurité globale devant l'Assemblée nationale. Au moment de partir, nous avons eu à subir cette technique de nasse. La manifestation était pourtant déclarée et il n'y avait pas de débordement particulier. Lorsque nous nous sommes retrouvés encerclés dans une rue dont il était impossible de sortir, j'ai eu peur et je me suis sentie entravée dans ma liberté de me déplacer. Se trouvaient aussi parmi nous des personnes qui ne manifestaient pas mais rentraient chez elles après leur journée de travail. La tension est très rapidement montée entre les manifestants et les forces de l'ordre, qui bloquaient le passage sans explication.

Je rappelle qu'à la suite des manifestations des Gilets jaunes, le Défenseur des droits lui-même a réclamé une évolution de la doctrine du maintien de l'ordre et préconisé de mettre fin à la technique de nasse.

S'agissant du volet juridique du sujet, plusieurs textes régissent – de manière fragmentaire – le maintien de l'ordre, comme le code de la sécurité intérieure, le code de procédure pénale, des arrêtés préfectoraux ou encore des instructions internes. Ils émanent de plusieurs institutions, avec des statuts différents. La circulaire du 8 novembre 2012 adressée aux directeurs zonaux de CRS, par exemple, couvre des contextes dans lesquels les forces de l'ordre ne sont pas attaquées mais où elles peuvent prendre l'initiative, après avoir effectué les sommations d'usage, d'utiliser diverses techniques et armes à leur disposition. Elles peuvent ainsi effectuer des charges pour disperser un attroupement, à l'aide de grenades lacrymogènes, de GLI-F4 ou de grenades de désencerclement.

Si l'effet parfois mortel de ces armes fait encore débat en France, leur usage est totalement prohibé par les forces de police allemandes, britanniques, belges et suédoises. En Allemagne, une décision de la cour constitutionnelle de 1985 impose aux forces de police le principe cardinal de désescalade ainsi qu'un dialogue permanent pour tenter de discipliner les modes de contestation.

En France, l'utilisation disproportionnée d'armes est autorisée dans le cadre des manifestations, y compris par des policiers qui ne sont pas formés aux techniques de maintien de l'ordre – comme les brigades anti-criminalité (BAC) qui ont usé de LBD et blessé de nombreux manifestants pendant le mouvement des Gilets jaunes. Par ailleurs, il n'existe pas de mécanisme de désescalade, comme des médiateurs. Au contraire, le recours à la technique de la nasse accroît la tension entre les manifestants et les policiers.

Les policiers eux-mêmes dénoncent depuis plusieurs années l'inefficacité et la dangerosité de ces méthodes. Un rapport conjoint de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), publié le 13 novembre 2014, concède que « les infléchissements de doctrine ou d'équipements sont fréquents », tout en reconnaissant que « au-delà de la question des armes et munitions, la bonne information de la population sur les objectifs, les méthodes et les risques du maintien de l'ordre doit être développée. Une communication institutionnelle doit se déployer de manière permanente et ponctuelle dans une perspective plus pédagogique ». Sa première recommandation consiste à « introduire un dispositif de visibilité ou de compréhension de la posture des forces à destination du public et des manifestants ». À ma connaissance, cette recommandation n'a jamais été suivie d'effet.

L'IGPN et l'IGGN soulignent également « la complexité des dispositions réglementaires du code de sécurité intérieure, qui ne sont pas d'un accès et d'une compréhension immédiats. Aucun critère n'est défini, permettant de conditionner le passage d'une phase de maintien de l'ordre à une autre. » Cette situation est insatisfaisante tant pour les policiers, qui exercent leur profession dans des conditions dégradées, que pour les manifestants, qui ne comprennent pas les violences auxquelles ils doivent faire face en l'absence de médiateur. Malgré la technologie dont nous disposons, il est impossible d'avertir les manifestants d'une charge ou d'une intervention massive des forces de l'ordre.

J'en viens à la question de la relation entre la police et la population. Cette notion préoccupe fortement les élus, notamment ceux des villes de banlieue. L'article 24 de la proposition de loi en cours de discussion est vivement contesté. La loi existante protège déjà les policiers, il suffit de l'appliquer. Il n'est peut-être pas utile d'ajouter encore à l'empilement de lois et de textes juridiques. Il est certain, en revanche, que ce n'est pas en limitant la liberté de la presse et en donnant à penser aux citoyens que les policiers sont au-dessus des lois que l'on améliorera cette relation. Dans certaines affaires, les vidéos ont permis d'enquêter et de disposer de preuves – je pense à l'affaire Cédric Chouviat ou à l'affaire Alexandre Benalla. Il faut également poser la question de l'IGPN, une autorité qui n'est pas indépendante du ministère de l'Intérieur, et où des policiers enquêtent sur d'autres policiers.

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