Intervention de Bruno Tertrais

Réunion du mardi 25 février 2020 à 18h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Bruno Tertrais :

Je commence par le discours du président de la République. Pour moi, il y a quatre points centraux dans ce discours sur les aspects nucléaires. Je fais une brève digression : je pense pour ma part que ce discours est aussi très intéressant sur certains aspects non nucléaires, comme l'autonomie stratégique européenne dans le domaine de la 5G, qui m'a semblé un langage extrêmement fort. Mais je ne voudrais pas changer le cours de cette audition et je reviens au cœur du sujet.

Premier point, sur le plan doctrinal : il endosse la tradition et il clarifie un ou deux points. Il y a un point de clarification sur la question de « l'ultime avertissement ». Sous la présidence Hollande, sous la présidence Sarkozy, il y avait un certain flou public sur cette question de l'avertissement nucléaire. S'agissait-il encore de ce que l'on appelait au temps de la guerre froide « l'ultime avertissement » ? Avions-nous, sans le dire vraiment publiquement, modifié, changé, altéré les paramètres centraux de notre doctrine tels qu'ils ont été fixés dans les années 1980 ? La réponse est non. La réponse du président de la République, donc la réponse de la France, est non. Nous en restons à quelque chose qui est différent de la riposte graduée, qui n'est pas la réponse graduée. Pour nous, c'est un seul avertissement nucléaire possible, pas obligatoire, mais possible. Nous voyons là un président de la République qui endosse une certaine tradition française.

Deuxième point, l'opposition au TIAN et au langage utilisé par Sa Sainteté François : je crois qu'elle est intéressante parce qu'elle est le point d'aboutissement d'une réflexion qui a eu lieu au sein de l'administration française pendant au moins trois ans, si ce n'est quatre ans, sur les aspects moraux, éthiques et juridiques de la dissuasion nucléaire. On peut apprécier et approuver, ou ne pas apprécier et désapprouver, les conclusions du président de la République sur ce point. Ce dont je peux témoigner, c'est que ce n'est pas simplement quelque chose qui relèverait du réflexe français d'opposition à l'abolition de l'arme nucléaire. C'est le fruit d'une véritable réflexion, y compris sur les dimensions éthiques et juridiques. Cela me paraît assez intéressant.

Troisième point : l'Europe est vue comme un acteur stratégique autonome, pas seulement dans le domaine de la 5G, mais aussi dans le domaine de la maîtrise des armements. C'est un point important. Il peut nous renvoyer effectivement à certaines thématiques de l'époque de la guerre froide, où nous nous opposions à juste titre à ce que l'on appelait à l'époque le condominium américano-soviétique. Maintenant qu'il y a plus de traité FNI, nous ne voulons pas que l'Europe soit un objet, un théâtre de rivalités sur des questions qui la concernent directement. Autrement dit, nous souhaitons que l'Europe, sur les questions de maîtrise des armements nucléaires qui l'intéresseraient directement, soit un acteur et ait des propositions. C'est ainsi en tout cas que j'interprète le discours du président de la République.

Le quatrième point est bien sûr la perspective européenne. Il y a trois volets différents sur ce sujet. Premièrement, un cran, un palier est franchi dans la reconnaissance de la dimension européenne de nos intérêts vitaux. Nous sommes là vraiment dans l'exégèse, mais je pense connaître assez bien les différents langages qui ont été utilisés sur ce thème depuis déjà 1992. Et on a franchi un grand pas. Ce n'est pas révolutionnaire, mais c'est une évolution. Le Président dit – et c'est lui le principal responsable sur ce sujet et même le seul – que nos intérêts vitaux ont une dimension plus authentiquement européenne.

Le deuxième point bien sûr est la proposition, non pas d'un dialogue sur le nucléaire en général, mais sur la place de la dissuasion nucléaire française en Europe, pas au sein de l'Union européenne. Les Britanniques ne sont pas mentionnés. L'Union européenne n'est pas mentionnée. Ce n'est pas totalement par hasard. Je fais partie de ceux qui n'ont jamais pensé que nous pouvions avoir un dialogue digne de ce nom au sein de l'Union européenne sur les questions de nucléaire militaire et de dissuasion, pour des raisons qui tiennent à la fois au caractère un peu bureaucratique de cette institution, mais surtout aux cultures stratégiques très divergentes qui existent en Europe sur ces points. C'est pour cela que je fais le parallèle avec l'initiative européenne d'intervention. Si nous devons en parler à plusieurs, pas seulement dans des formats bilatéraux, il vaut mieux faire cela dans un format différent et ad hoc.

Enfin, la proposition de participer à des exercices : cela peut se faire très facilement. De ce que je comprends de la manière dont les exercices des forces aériennes stratégiques sont organisés, si demain deux F-16 belges veulent se joindre au raid français, fictif bien sûr, dans le cadre d'un exercice « poker », c'est tout à fait faisable. C'est assez facile et d'autant plus que ces pays le font déjà dans le cadre de l'OTAN.

Les réactions à cette triple proposition ont été plutôt favorables, sans enthousiasme délirant du côté allemand, intéressées du côté polonais. La seule réaction négative est venue de l'OTAN. J'ai été extrêmement surpris et je dois dire choqué de la réaction extrêmement négative du secrétaire général de l'OTAN qui a dit, je le cite : « mais une dissuasion européenne, il y en a déjà une, c'est dans le cadre de l'OTAN ». Très franchement, j'espère que notre excellente ambassadrice à Bruxelles aura marqué sa surprise, puisqu'on est en termes diplomatiques, devant une telle déclaration, parce que cela me paraît totalement décalé et déplacé. Quant à la responsable des plans nucléaires de l'OTAN dont a parlé M. Larsonneur, j'ai été très surpris d'entendre via ce que vous dites, Monsieur le député, qu'elle serait très déçue. Il y a quand même un effort d'interaction et de dialogue qui a été fait entre la France et les structures intégrées dans l'OTAN, dans le domaine nucléaire, depuis une quinzaine d'années, qui devrait conduire à ce que la personne que vous citez ne soit pas surprise, et encore moins déçue. Le président de la République dit : « on ne change pas, on ne rentre pas dans le groupe des plans nucléaires ». Certains pourraient dire : « Soyons pragmatiques. Si nous voulons persuader nos partenaires européens de parler de dissuasion nucléaire, il faut investir la structure de l'OTAN. » Pourquoi pas, mais en tout cas, ce n'est pas le choix qui a été fait. Je suis à la fois surpris et déçu moi-même par la déclaration que vous rapportez, Monsieur le député, et surtout par le langage public du secrétaire général qui me semble inapproprié, comme si le secrétaire général semblait d'un coup avoir peur que se développe, ce qui n'est pas l'intention française, un système parallèle de dissuasion. Non, c'est que nous sommes une puissance nucléaire ; nous avons des voisins, dont certains sont dans l'OTAN, et d'autres non.

Les Finlandais par exemple et les Suédois sont très intéressés par ce sujet. Pourquoi la France n'en parlerait-elle pas avec la Finlande, par exemple, si elle le souhaite ? Cela ne regarde pas le secrétaire général de l'OTAN qui, bien que nordique, vient d'un pays intégré à l'OTAN.

Je termine sur Israël. Je ne crois pas qu'Israël craigne une attaque nucléaire. Israël est assez confiant dans sa dissuasion, y compris dans sa dissuasion nucléaire. Israël a une doctrine, que l'on appelle parfois la doctrine Begin, mais elle a en fait été reprise par tous les premiers ministres. Israël n'acceptera pas qu'un pays ait des capacités nucléaires militaires et ne reconnaisse pas son existence. C'est la combinaison des deux qui est importante.

Vous parlez d'un pays qui intéresse effectivement beaucoup Israël, à juste titre. Personnellement, j'ai toujours pensé que la crainte d'un raid israélien sur l'Iran était surévaluée. Si les Iraniens commettaient la folie de s'approcher trop près du seuil nucléaire, je pense que d'autres pays interviendraient avant Israël. C'est ma thèse personnelle, cela vaut ce que cela vaut.

Le problème est qu'il y a un malaise évident devant la combinaison des deux. C'est pour cela que j'ai parlé de la doctrine Begin, mais c'est quelque chose qui est assez consensuel en Israël. Cela dépasse les clivages politiques. Pour faire une comparaison qui vaut ce qu'elle vaut, si la France était dotée de l'arme nucléaire comme elle l'est aujourd'hui, que la Russie était en passe de se doter de l'arme nucléaire et que les dirigeants russes, au cours des vingt dernières années, disaient régulièrement que la France ne devrait pas exister ou que l'extinction de la France est programmée dans l'histoire, serions-nous très à l'aise ? Je ne crois pas. C'est une analogie qui permet de comprendre l'état d'esprit israélien.

En tout cas, la capacité nucléaire d'Israël ne fait absolument aucun doute. Tout le monde le sait, et même les Égyptiens en 1973 le savaient. C'est aussi pour cela qu'ils ne sont pas allés trop loin.

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