Intervention de Françoise Dumas

Réunion du mardi 25 février 2020 à 18h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançoise Dumas, présidente :

Nous recevons M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique (FRS) et spécialiste reconnu des questions nucléaires ainsi que M. Corentin Brustlein, directeur du centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (IFRI). Il m'a paru particulièrement utile de faire un point sur ces questions nucléaires, quelques jours après que le président de la République a prononcé un grand discours présentant sa vision de la dissuasion, comme l'avaient fait ses prédécesseurs. Ce discours dont vous pourrez, Messieurs, nous présenter votre exégèse, s'inscrit dans un contexte où les équilibres nucléaires que nous avons connus et bâtis pendant plusieurs décennies paraissent se transformer, d'une façon qui peut nous inquiéter.

Sans empiéter sur les interventions de nos invités, je rappelle rapidement quelques traits de l'actualité récente qui, pris ensemble, peuvent former le tableau d'une préoccupante montée des périls dans les affaires nucléaires. Premièrement, nous avons l'impression de voir détricoter, maille à maille, en quelques années seulement, les grands traités historiques, ceux qui avaient fondé notre système collectif de maîtrise des armements à partir des années 1970 et 1980. Tel est le cas du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) conclu en 1988, qui avait tout simplement interdit les missiles de portée intermédiaire, comme les SS-20 et les Pershing. Ce traité avait constitué une étape majeure dans la maîtrise des armements puisque c'était le seul qui visait le démantèlement complet d'une catégorie de missiles. Les États-Unis et l'OTAN, avec de solides arguments à l'appui, ont dénoncé sa violation par la Russie. En conséquence, le traité est devenu caduc l'été dernier. Vous nous direz si vous êtes optimistes ou non quant à la possibilité de remplacer feu le traité FNI par un autre instrument qui ne concernerait par exemple que les missiles à têtes nucléaires ou que le territoire européen.

Un autre exemple concerne les incertitudes sur les suites du traité New Start qui est le dernier accord de maîtrise des armes nucléaires stratégiques. Ce traité arrive à échéance en 2021 et rien ne garantit que les États-Unis et la Russie s'accorderont pour le prolonger. Vous nous direz s'il vous paraît probable ou pas qu'un accord soit trouvé, et dans quelles conditions le cas échéant.

Quant aux armes de courte portée, leur maîtrise n'a guère marqué de progrès depuis le début des années 1990. Au contraire, l'heure est plutôt au développement de missiles nouveaux.

Cela m'amène au deuxième point, la reprise de la prolifération ou du moins les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des moyens multilatéraux pour enrayer la prolifération. Je pense bien entendu aux cas de la Corée du Nord et de l'Iran.

Troisièmement, on assiste à un mouvement de réinvestissement dans les armements nucléaires. Je dirais même que cela se joue au moins autant au niveau politique qu'au niveau des programmes. Au niveau politique parce que, au début de la présidence de Barack Obama, nous percevions les Américains comme prêts à envisager une nouvelle étape de désarmement. Plus rien de tel aujourd'hui, au contraire, la tendance est plutôt à de nouveaux programmes de modernisation des arsenaux nucléaires.

Quatrième point : l'innovation dans l'architecture des armes elles-mêmes peut créer des menaces nouvelles. Cela concerne par exemple les missiles « duo », c'est-à-dire développés pour emporter indifféremment une tête nucléaire ou une charge conventionnelle. Ce n'est pas en soi une nouveauté ou une rupture technologique, certes, mais le développement de ces armes duales constitue un défi pour notre système traditionnel de maîtrise des armements, dont une large part repose sur une limitation du nombre des têtes nucléaires, négociée entre Russes et Américains.

Mais la vraie rupture technologique – nous en avons beaucoup parlé – est constituée des armements hypersoniques. Les Russes ont pris une longueur d'avance en la matière, au point de faire douter de la crédibilité à terme de nos outils de défense antimissile. Chinois et Américains conduisent eux aussi des programmes ambitieux dans ce domaine et la France elle‑même a affiché des ambitions dans ce secteur de recherche. Mentionnons aussi parmi les innovations technologiques les recherches russes sur les missiles à propulsion nucléaire.

Cinquième et avant-dernier point, tous ces signes de montée des périls nucléaires semblent susciter par réaction en Occident un mouvement d'opinion en faveur d'un désarmement rapide, fut-il unilatéral. Comme souvent dans les affaires politiques, on observe qu'un mouvement dans un sens suscite un mouvement en sens contraire. C'est d'ailleurs là un mouvement assez large qui traverse différents courants de pensée, notamment depuis que la diplomatie vaticane a rallié leur cause. Je dois dire que je ne crois pas au désarmement unilatéral car, à mes yeux, la France a déjà fait beaucoup de pas en ce sens. En fait, en faire davantage serait peut-être nous mettre en danger. Pour le dire très vite, la situation actuelle me paraît faire écho à celle que François Mitterrand résumait fort bien, avec son art de la formule, par cet aphorisme resté célèbre depuis 1983 : « Je suis moi aussi contre les euromissiles. Seulement, je constate des choses tout à fait simples. Dans le débat actuel, le pacifisme, avec tout ce qu'il recouvre, est à l'ouest et les euromissiles sont à l'est. »

Pour nous, responsables politiques, il est impossible cependant d'ignorer ce mouvement d'opinion. Il pèse d'ailleurs beaucoup sur l'attitude de certains de nos alliés, à commencer par l'Allemagne. C'est d'ailleurs ce qui m'amène à mon dernier point : une possible prise de conscience européenne.

Dans son discours nucléaire, le président de la République a voulu donner à la dissuasion française une dimension européenne. Les incertitudes autour de la solidité de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), dans laquelle les Européens pouvaient s'abriter sous le parapluie nucléaire américain, constituent un élément de contexte peut-être déterminant en ce sens. Vous nous direz quels développements peut avoir, à vos yeux, cette initiative française, dès lors que la France est, depuis le « Brexit », le seul État de l'Union européenne doté de l'Arme.

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